Depuis que notre
ex-ministre du budget a confessé publiquement son évasion fiscale,
on entend une chanson qui revient de manière cyclique depuis que la
crise financière est devenue visible : « il faut moraliser la
vie publique ».
Qu'entendent nos
responsables politiques lorsqu'ils entonnent la jolie chanson du
devoir de « moralisation » ? Tout simplement que si un
individu s'est laissé séduire par l'appât du gain, c'est
certainement parce qu'il manquait de principe moraux. Autrement dit,
son comportement n'a rien à voir avec le cadre général de la
société mais il ne dépend que de son éthique (et donc de sa
responsabilité) personnelle et de la force de sa volonté (libre,
bien évidemment). Par conséquent, si il s'est montré corrompu,
c'est parce qu'il manquait de principes et que sa volonté était
faible. Ainsi, pour empêcher que ce genre de cas se reproduise, il
suffit simplement de moraliser la vie politique, c'est-à-dire de
faire de belles déclarations de principes et de grands serments
moraux qui n'engagent que ceux qui y croient.
En quoi est-ce que ce
genre de raisonnement pose problème ? Tout simplement parce qu'il ne
remet pas en questions les causes premières des comportements et se contente seulement d'une conception individualiste et
de postures moralisatrices. On oublie de dire que c'est le modèle de
société lui-même qui pose problème et que si des individus
peuvent pratiquer l'évasion fiscale, c'est parce qu'ils ne font que
profiter du capitalisme néolibéral et de ses structures. Or, plutôt
que de remettre en question les structures et de réformer les
institutions, nos chers acteurs politiques préfèrent en appeler à
la sacro-sainte morale publique, autrement dit ils avouent qu'ils ne
désirent rien changer du tout.
Cette affaire met une
fois de plus en lumière un des fondements philosophiques implicites
de la théorie libérale c'est-à-dire qu'il n'existerait que des
individus autonomes et libres. La théorie libérale ne voit dans l'idée de
« collectif » qu'une douce fiction et, par conséquent
son versent politique n'a comme horizon qu'une superposition plus ou
moins harmonieuse d'individus absolument libres. Une des maximes les
plus représentatives de ce point de vue nous a été offerte par une
dame qui vient de nous quitter : la célèbre Margaret
Thatcher, qui déclarait que « La société
n'existe pas ». Autrement dit, la société n'est qu'un mot
mais la chose elle-même ne se rencontre pas dans le réel. Par
conséquent, on ne devrait se soucier que des individus qui, eux,
existent effectivement.
Or, on a de bonnes
raisons de penser que ce raisonnement ne tient pas. Tout, au sein du
monde social, conspire pour montrer que les individus n'existent
jamais de manière isolée, comme Robinson sur son île, mais qu'ils
sont toujours déjà plongés dans un monde de choses invisibles, qui
parfois sont rendues visibles et dont les entités principales sont
les institutions (par exemple la police, les feux rouge, la sécurité
sociale, toutes choses que nous rencontrons quotidiennement) et les
structures sociales. Dans ce monde chaotique, les individus sont
comme emportés par des forces désirantes et passionnelles, effet de
leur existence commune ainsi que du travail des structures et des
institutions qui constituent leur environnement. Par conséquent, les
comportements sont toujours déterminés par les structures, même si
cette idée va à l'encontre de la manière dont on se rapporte
spontanément à nous-mêmes (nous nous croyons en effet communément
libres et souverains). Pourtant l'époque et ses structures ne
cessent pas de nous façonner. Dès lors, si on veut voir changer
certains comportements, il faut s'efforcer de changer les structures
qui les déterminent. Ce serait cela faire de la politique
finalement, et non pas en appeler aux grands principes moraux qui
n'ont de puissance que celle qu'on leur prête.
Qui plus est, le discours
moralisateur qui nous est servi ces derniers jours se caractérise
par une propriété particulièrement avantageuse pour les acteurs du
monde politique : il dévie la colère populaire. Cette colère
finit donc par se dissiper, faute de trouver des points
d'application. Seulement, l'énergie colérique, elle, ne disparaît
pas. La multitude gronde un peu plus fort chaque fois qu'il lui est
donné d'apercevoir les coulisses infâmes des hauts lieux du pouvoir. Tout
esprit lucide sait qu'un jour ou l'autre, les appels à la morale ne
suffiront plus à calmer la fureur qui parcours la multitude et alors
elle éclatera, et ce ne sera pas très beau à voir.