Dans un futur proche, la Terre a bien changé. Après
avoir longtemps été la confortable planète bleue que nous
connaissons encore (plus ou moins), elle est devenu un monde hostile
où la plupart des formes de vie végétales et animales sont
condamnées à difficile survie. Les effets du réchauffement
climatique ont eu tôt fait de saper les fondements des sociétés
humaines. Désormais, l'être humain est une espèce en voie
d'extinction. Ligny se sert du parcours de ses personnages pour nous
observer un panel des réactions que la perspective plus ou moins
consciente de leur disparition suscite chez les êtres humains.
Il y a d'abord le scientifique Pradeesh
Gorayan qui vit avec sa famille dans l’enclave sous dôme de Davos.
Et qui n'endure sa condition de sous-fifre d'une élite
ploutocratique que parce qu'elle lui permet de préserver le confort
de la société passée. L'espagnole Mercedes Sanchez, a quant à
elle trouvé refuge dans une foi aveugle qui est la seule raison qui
lui permet de concevoir encore un peu d'espoir. Elle vit donc dans
l'attente, persuadée que des anges l'embarqueront bientôt avec les
autres élus dans leurs OVNI pour l'emmener sur la planète lointaine
où on a préparé pour elle le légendaire jardin d’Éden.
Peut-être que cet environnement familial permet d'expliquer en
partie les raisons qui feront que Fernando, le fils de Mercedes, se
découvrira une vocation de Boutefeux à l'occasion d'une prise de
« rabia negra », la drogue qui sert de carburant à la
rage dévastatrice de ces hordes de barbares nihilistes qui
sillonnent le continent européen en vue de hâter l'extinction de
l'espèce humaine en la passant par les flammes et les lames. On fait
connaissance avec Paula Rossi, une Italienne que le désir impérieux
de trouver de soigner ses enfants à jeté sur les routes. Mais dans
un monde où on a oublié le sens du mot sécurité et où le doux
commerce a cessé d'être synonyme de relation harmonieuse entre les
hommes, Paula ira au devant du destin qu'elle cherchait pourtant à
le fuir. Quand la société dans laquelle ils vivent s'est effondrée,
beaucoup ressentent le besoin de trouver de nouvelles causes à
défendre, d'autres combats à mener. C'est ce qui se passe pour
Mélanie Lemoine qui tente comme elle peut de sauver les animaux
qu'elle trouve. Depuis que les pays du Sud sont devenus des
fournaises, leur population a reflué vers les terres plus tempérées
du Nord. Cependant, ces terres n'ont pas tardé à sombrer dans le
chaos et la violence des guerres d'immigration. Olaf Eriksson et sa
femme ne supportent plus le spectacle des comportements
autodestructeurs de leurs semblables et ils décident donc de fuir
leur terre norvégienne à bord de leur chalutier et se cramponner à
l'idée qu'une hypothétique terre d'accueil les attend quelque part
derrière l'horizon.
On comprends assez rapidement que Ligny
n'est pas spécialement optimiste. Quelle que soit la vigueur avec
laquelle les hommes s'agitent, ils se dirigent inéluctablement vers
leur fin. Néanmoins, si on réussit à surmonter l'apparente
désespérance qui anime le roman, on peut accéder à ce qui fait
selon moi son véritable intérêt. Une fois le dépassé le
pessimisme tenace de l'auteur, le lecteur peut commencer à se poser
certaines questions sur la société où il évolue lui-même. Au
fond, on peut lire ce roman de deux manières très différentes :
soit on s'attache aux petites histoires que représentent les
trajectoires individuelles des personnages et on tire un certain
plaisir à les voir converger jusqu'à un dénouement littéralement
flamboyant, soit on se sert de ces parcours individuels comme
d'autant de fenêtres permettant d'apercevoir les structures au sein
desquels ils évoluent. J'avoue m'être laissé tenté par la seconde
option.
Le récit concocté par Jean-Marc Ligny
représente l'occasion d'une formidable expérience de pensée où le
lecteur peut explorer la perspective pas si absurde du retour à
l'état de nature où nous aurait plongé l'écroulement de notre
monde. Qui ne s'est jamais demandé en son for intérieur à quoi
ressemblerait la vie si demain, l'ensemble de ce qui constitue notre
société cessait d'exister ? Spontanément, on est tenté
d'expliquer les conditions de vie que décrit le roman comme l'effet
d'une méchanceté tendancielle des êtres humains. Dès lors, la
socialisation ne serait alors qu'une vaine tentative visant à
recouvrir et à brider une nature tenace qui resurgirait tôt où
tard. Cependant, cette idée paraît trop simple et peut-être même
un tantinet moralisateur sur les bords. Elle ne résisterait pas
longtemps à une analyse plus fine.
Une lecture que nous dirons
« spinoziste » permet d'aller plus loin. A première vue,
on est tenté de dire que dans le monde décrit par Ligny, toute
forme de société a cessé d'exister. Pourtant, armé des
considérations de l'auteur de l'Éthique, on peut lire le roman
autrement. Dans son Traité Politique, Spinoza observe en
effet que « la crainte de la solitude est inhérente à tous
les hommes, parce que nul, dans la solitude, n’a de forces
suffisantes pour se défendre, ni pour se procurer les choses
indispensables à la vie, c’est une conséquence nécessaire que
les hommes désirent naturellement l’état de société, et il ne
peut se faire qu’ils le brisent jamais entièrement. » (VI, §
1). Du fait même de leur condition, les hommes sont poussés à
désirer l'état de société. On ne remarque pas autre chose dans le
roman. Les personnages se retrouve poussés vers leurs semblables par
la crainte de la solitude (Mélanie et son amour pour les animaux),
par le besoin de se défendre (les enclavés) et de se procurer les
choses indispensables à la vie (les boutefeux), les survivants
continuent de désirer malgré eux une forme de société. Même si
cela peut paraître monstrueux et très instable, sous l'impulsion de
leurs passions, ils en viennent à s'assembler et à faire société.
D'ailleurs, ceci se retrouve confirmé si comme Durkheim on conçoit
la société comme « un ensemble d’idées, de croyances, de
sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus »
(Sociologie et philosophie). Finalement, dans Exodes la
société n'a pas disparu, elle a seulement changé de forme.
On pourra objecter que le but de la
société est de créer les conditions propices à une vie humaine.
Or, le constat est sans appel : la vie des personnages d'Exodes
est très éloignée de l'idée qu'on se fait d'une vie humaine. Dès
lors comment peut-on parler de société alors que nous avons affaire
à ce qui en constitue l'exacte opposé ? Peut-être que notre
problème vient de ce que nous plaçons la raison au fondement de la
société alors qu'il faudrait plutôt y voir les passions. Une fois
de plus, la clairvoyance de Spinoza nous est précieuse. Dans son
Traité Politique, il déclare que « Les hommes étant
conduits par la passion plus que par la raison, comme on l’a dit
plus haut, il s’ensuit que si une multitude vient à s’assembler
naturellement et à ne former qu’une seule âme, ce n’est point
par l’inspiration de la raison, mais par l’effet de quelque
passion commune, telle que l’espérance, la crainte ou le désir de
se venger de quelque dommage » (VI, § 1). Ce qui pousse les
hommes à s'assembler, c'est bel et bien les passions. Par
conséquent, l'état de société n'entraîne pas nécessairement que
les individus qui y vivent bénéficient d'une vie humaine. On peut
vivre en société et néanmoins vivre sous le joug de la crainte. Ce
qui maintient ensemble les barbares qui composent les hordes de
boutefeux, c'est leur soif de massacre et leur addiction à la rabia
negra. Chaque boutefeu nourrit une forte hostilité pour ses
collègues et s'il n'en vient pas aux mains, c'est simplement parce
qu'il trouve d'autres occasions d'investir ses pulsions
destructrices. Le même Spinoza définit ainsi la vie humaine :
« Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui
où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là
une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation
du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant
tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu »
(V, § 5). C'est donc par après que la vie humaine advient. C'est
lorsque les hommes cessent de n'être liés que par les passions et
qu'ils commencent à vivres selon ce que leur dicte la raison
qu'advient la vie humaine. Or, ce n'est pas parce qu'on vit en
société qu'on se place sous la conduite de la droite raison. Ce que
donne à voir Exodes, c'est la condition des individus hors
d'un tissu institutionnel à même d'empêcher les passions de
devenir autodestructrices. Sans institutions, point de médiatisation
des passions et point d'affect commun. Et sans affect commun, point
de communauté possible, tout juste une coexistence plus ou moins
durable.
Pour toutes ces raisons, le roman de
Jean-Marc Ligny constitue une œuvre passionnante. On se surprend à le dévorer
fiévreusement et on en vient même à regarder autrement le monde
qui nous entoure. Il m'est arrivé de marcher dans les rues de Paris
et de m'imaginer à quoi elles ressembleraient dans le monde décrit
dans Exodes, et surtout par quels moments il faudrait passer pour
qu'elles sombrent dans le chaos. Il me semble que c'est à ce genre
de chose qu'on reconnaît un bon roman, il influence le regard qu'on
porte sur le monde qui nous entoure. Et il y parvient d'autant plus
qu'il ne le fait pas avec un ton militant (comment le pourrait-il puisque
son auteur avouait lui-même dans une interview accordée à Gromovar qu'il pense que « le point de
non-retour a été atteint »). Il faudra néanmoins surmonter
la pesanteur de certains dialogues et un style parfois maladroit pour
entrer de plein pied dans le récit. Même lorsqu'on aura franchi ces
obstacles, on pourra encore déplorer le traitement expéditif que
l'auteur réserve à ses personnages. S'il n'est pas exempte de
défauts, ce roman parvient pourtant à produire une réflexion
suffisamment prolifique chez ceux qui le lisent pour mériter mille
fois qu'on le lise et qu'on en parle.
Jean-Marc Ligny, Exodes, Éditions l'Atalante, 2012
Ils en parlent aussi : Gromovar, Lune, Tigger Lilly
Tout ceci me semble bien appétissant. Il faudra que je lise ce roman.
RépondreSupprimerTu dois lire ce roman, c'est une priorité.
SupprimerBelle et longue analyse. Merci pour cet éclairage.
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