lundi 10 décembre 2012

Insociable sociabilité post-apocalyptique




Dans un futur proche, la Terre a bien changé. Après avoir longtemps été la confortable planète bleue que nous connaissons encore (plus ou moins), elle est devenu un monde hostile où la plupart des formes de vie végétales et animales sont condamnées à difficile survie. Les effets du réchauffement climatique ont eu tôt fait de saper les fondements des sociétés humaines. Désormais, l'être humain est une espèce en voie d'extinction. Ligny se sert du parcours de ses personnages pour nous observer un panel des réactions que la perspective plus ou moins consciente de leur disparition suscite chez les êtres humains.

Il y a d'abord le scientifique Pradeesh Gorayan qui vit avec sa famille dans l’enclave sous dôme de Davos. Et qui n'endure sa condition de sous-fifre d'une élite ploutocratique que parce qu'elle lui permet de préserver le confort de la société passée. L'espagnole Mercedes Sanchez, a quant à elle trouvé refuge dans une foi aveugle qui est la seule raison qui lui permet de concevoir encore un peu d'espoir. Elle vit donc dans l'attente, persuadée que des anges l'embarqueront bientôt avec les autres élus dans leurs OVNI pour l'emmener sur la planète lointaine où on a préparé pour elle le légendaire jardin d’Éden. Peut-être que cet environnement familial permet d'expliquer en partie les raisons qui feront que Fernando, le fils de Mercedes, se découvrira une vocation de Boutefeux à l'occasion d'une prise de « rabia negra », la drogue qui sert de carburant à la rage dévastatrice de ces hordes de barbares nihilistes qui sillonnent le continent européen en vue de hâter l'extinction de l'espèce humaine en la passant par les flammes et les lames. On fait connaissance avec Paula Rossi, une Italienne que le désir impérieux de trouver de soigner ses enfants à jeté sur les routes. Mais dans un monde où on a oublié le sens du mot sécurité et où le doux commerce a cessé d'être synonyme de relation harmonieuse entre les hommes, Paula ira au devant du destin qu'elle cherchait pourtant à le fuir. Quand la société dans laquelle ils vivent s'est effondrée, beaucoup ressentent le besoin de trouver de nouvelles causes à défendre, d'autres combats à mener. C'est ce qui se passe pour Mélanie Lemoine qui tente comme elle peut de sauver les animaux qu'elle trouve. Depuis que les pays du Sud sont devenus des fournaises, leur population a reflué vers les terres plus tempérées du Nord. Cependant, ces terres n'ont pas tardé à sombrer dans le chaos et la violence des guerres d'immigration. Olaf Eriksson et sa femme ne supportent plus le spectacle des comportements autodestructeurs de leurs semblables et ils décident donc de fuir leur terre norvégienne à bord de leur chalutier et se cramponner à l'idée qu'une hypothétique terre d'accueil les attend quelque part derrière l'horizon.

On comprends assez rapidement que Ligny n'est pas spécialement optimiste. Quelle que soit la vigueur avec laquelle les hommes s'agitent, ils se dirigent inéluctablement vers leur fin. Néanmoins, si on réussit à surmonter l'apparente désespérance qui anime le roman, on peut accéder à ce qui fait selon moi son véritable intérêt. Une fois le dépassé le pessimisme tenace de l'auteur, le lecteur peut commencer à se poser certaines questions sur la société où il évolue lui-même. Au fond, on peut lire ce roman de deux manières très différentes : soit on s'attache aux petites histoires que représentent les trajectoires individuelles des personnages et on tire un certain plaisir à les voir converger jusqu'à un dénouement littéralement flamboyant, soit on se sert de ces parcours individuels comme d'autant de fenêtres permettant d'apercevoir les structures au sein desquels ils évoluent. J'avoue m'être laissé tenté par la seconde option.

Le récit concocté par Jean-Marc Ligny représente l'occasion d'une formidable expérience de pensée où le lecteur peut explorer la perspective pas si absurde du retour à l'état de nature où nous aurait plongé l'écroulement de notre monde. Qui ne s'est jamais demandé en son for intérieur à quoi ressemblerait la vie si demain, l'ensemble de ce qui constitue notre société cessait d'exister ? Spontanément, on est tenté d'expliquer les conditions de vie que décrit le roman comme l'effet d'une méchanceté tendancielle des êtres humains. Dès lors, la socialisation ne serait alors qu'une vaine tentative visant à recouvrir et à brider une nature tenace qui resurgirait tôt où tard. Cependant, cette idée paraît trop simple et peut-être même un tantinet moralisateur sur les bords. Elle ne résisterait pas longtemps à une analyse plus fine.

Une lecture que nous dirons « spinoziste » permet d'aller plus loin. A première vue, on est tenté de dire que dans le monde décrit par Ligny, toute forme de société a cessé d'exister. Pourtant, armé des considérations de l'auteur de l'Éthique, on peut lire le roman autrement. Dans son Traité Politique, Spinoza observe en effet que « la crainte de la solitude est inhérente à tous les hommes, parce que nul, dans la solitude, n’a de forces suffisantes pour se défendre, ni pour se procurer les choses indispensables à la vie, c’est une conséquence nécessaire que les hommes désirent naturellement l’état de société, et il ne peut se faire qu’ils le brisent jamais entièrement. » (VI, § 1). Du fait même de leur condition, les hommes sont poussés à désirer l'état de société. On ne remarque pas autre chose dans le roman. Les personnages se retrouve poussés vers leurs semblables par la crainte de la solitude (Mélanie et son amour pour les animaux), par le besoin de se défendre (les enclavés) et de se procurer les choses indispensables à la vie (les boutefeux), les survivants continuent de désirer malgré eux une forme de société. Même si cela peut paraître monstrueux et très instable, sous l'impulsion de leurs passions, ils en viennent à s'assembler et à faire société. D'ailleurs, ceci se retrouve confirmé si comme Durkheim on conçoit la société comme « un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (Sociologie et philosophie). Finalement, dans Exodes la société n'a pas disparu, elle a seulement changé de forme.

On pourra objecter que le but de la société est de créer les conditions propices à une vie humaine. Or, le constat est sans appel : la vie des personnages d'Exodes est très éloignée de l'idée qu'on se fait d'une vie humaine. Dès lors comment peut-on parler de société alors que nous avons affaire à ce qui en constitue l'exacte opposé ? Peut-être que notre problème vient de ce que nous plaçons la raison au fondement de la société alors qu'il faudrait plutôt y voir les passions. Une fois de plus, la clairvoyance de Spinoza nous est précieuse. Dans son Traité Politique, il déclare que «  Les hommes étant conduits par la passion plus que par la raison, comme on l’a dit plus haut, il s’ensuit que si une multitude vient à s’assembler naturellement et à ne former qu’une seule âme, ce n’est point par l’inspiration de la raison, mais par l’effet de quelque passion commune, telle que l’espérance, la crainte ou le désir de se venger de quelque dommage » (VI, § 1). Ce qui pousse les hommes à s'assembler, c'est bel et bien les passions. Par conséquent, l'état de société n'entraîne pas nécessairement que les individus qui y vivent bénéficient d'une vie humaine. On peut vivre en société et néanmoins vivre sous le joug de la crainte. Ce qui maintient ensemble les barbares qui composent les hordes de boutefeux, c'est leur soif de massacre et leur addiction à la rabia negra. Chaque boutefeu nourrit une forte hostilité pour ses collègues et s'il n'en vient pas aux mains, c'est simplement parce qu'il trouve d'autres occasions d'investir ses pulsions destructrices. Le même Spinoza définit ainsi la vie humaine : « Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu » (V, § 5). C'est donc par après que la vie humaine advient. C'est lorsque les hommes cessent de n'être liés que par les passions et qu'ils commencent à vivres selon ce que leur dicte la raison qu'advient la vie humaine. Or, ce n'est pas parce qu'on vit en société qu'on se place sous la conduite de la droite raison. Ce que donne à voir Exodes, c'est la condition des individus hors d'un tissu institutionnel à même d'empêcher les passions de devenir autodestructrices. Sans institutions, point de médiatisation des passions et point d'affect commun. Et sans affect commun, point de communauté possible, tout juste une coexistence plus ou moins durable.

Pour toutes ces raisons, le roman de Jean-Marc Ligny constitue une œuvre passionnante. On se surprend à le dévorer fiévreusement et on en vient même à regarder autrement le monde qui nous entoure. Il m'est arrivé de marcher dans les rues de Paris et de m'imaginer à quoi elles ressembleraient dans le monde décrit dans Exodes, et surtout par quels moments il faudrait passer pour qu'elles sombrent dans le chaos. Il me semble que c'est à ce genre de chose qu'on reconnaît un bon roman, il influence le regard qu'on porte sur le monde qui nous entoure. Et il y parvient d'autant plus qu'il ne le fait pas avec un ton militant (comment le pourrait-il puisque son auteur avouait lui-même dans une interview accordée à Gromovar qu'il pense que « le point de non-retour a été atteint »). Il faudra néanmoins surmonter la pesanteur de certains dialogues et un style parfois maladroit pour entrer de plein pied dans le récit. Même lorsqu'on aura franchi ces obstacles, on pourra encore déplorer le traitement expéditif que l'auteur réserve à ses personnages. S'il n'est pas exempte de défauts, ce roman parvient pourtant à produire une réflexion suffisamment prolifique chez ceux qui le lisent pour mériter mille fois qu'on le lise et qu'on en parle.

Jean-Marc Ligny, Exodes, Éditions l'Atalante, 2012

Ils en parlent aussi : Gromovar, Lune, Tigger Lilly

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