dimanche 27 octobre 2013

Puissance démobilisatrice de la philosophie




C'est lors d'une séance de flâneries parisiennes que l'on a découvert avec émerveillement le dernier-né de Rosset : Faits divers, un recueil de textes de notre néo-mexicain favori, sélectionnés et rassemblés par Nicolas Delon et Santiago Espinosa, deux des disciples les plus fanatiques de l'auteur de La Force majeure. Si l'on a pas encore fini de déguster tous les textes qui composent le livre, on a tout de même déjà récolté une pépite.

Démobiliser est un texte initialement publié en 1978 dans la revue Critique (n°369). Rosset s'intéresse d'abord à là tendance contemporaine qui consiste à demander à la philosophie de répondre à des questions qui, si elles ont incontestablement une légitimité propre, ne sont pas des questions auxquelles la philosophie est en mesure de répondre, tout simplement parce que la philosophie n'a généralement pas pour vocation de répondre à des questions qui ne dépendent que des aléas du moment. Les questions que se pose la philosophie sont des questions sans lien direct avec l'actualité. Et c'est pourquoi elle est aussi une discipline sans conséquence véritablement importante sur le réel. Constat passablement scandaleux à l'heure où l'on demande de plus en plus à la philosophie de répondre aux préoccupations les plus diverses et de donner des raisons d'agir.

Mais est-ce a dire que la philosophie est une discipline absolument vaine et définitivement vouée à la stérilité ? Pas nécessairement, car cette manière que la démarche philosophique a de mettre à distance les préoccupations immédiates peut produire une forme singulière de libération. L'individu (préalablement disposé à entendre ce que la philosophie a à dire) qui s'engage dans la démarche philosophique se met à distance de ce qu'il prend pour lui-même et de ce qu'il a coutume de prendre pour autrui. Il se dépolarise des souci tenace, des croyances excessives, de toute dévotion fanatique à l'égard de causes diverses et variées. Pour qui est disposé à l'envisager pour ce qu'elle est vraiment, la philosophie devient un art du pas de coté. En dissipant quelque peu ce qu'on interpose couramment entre nous et le réel, elle trace une voie royale pour l'entrevoir sans trop d'angoisse. Ajoutons que cette libération, si elle est loin d'être révolutionnaire, n'est pas non plus sans conséquence sur le cours des choses.

Le délicieux scepticisme de Rosset le pousse donc à envisager la démarche philosophique non pas comme la recherche infinie de causes à soutenir et à défendre, mais plutôt comme une démobilisation progressive, comme une prise de distance plus ou moins durable d'avec un réel qui n'en est pas un. On ne peut s'empêcher de noter ici une parenté de la démobilisation rossétienne avec la sortie du vouloir-vivre dont parle par ailleurs Schopenhauer. Néanmoins, on doit remarquer avec Spinoza que "cela doit être ardu qui est trouvé si rarement". Comme tout ce qui est beau, la démobilisation est difficile autant que rare.

jeudi 26 septembre 2013

De l'indignation et de ses vices




« Un double vice condamne (…) l'indignation à l'impuissance et au paradoxe. Le premier consiste à faire disparaître comme par magie l'objet qu'elle prétend prendre à partie, étouffant toute analyse dans l'œuf et interdisant par sa récusation préalable toute étude et toute prise en considération de l'objet qu'elle se propose de discréditer. La disqualification pour raisons d'ordre moral permet ainsi d'éviter tout effort d'intelligence de l'objet disqualifié, en sorte qu'un jugement moral traduit toujours un refus d'analyser et je dirais même un refus de penser – ce qui fait du moralisme en général moins l'effet d'un sentiment exalté du bien et du mal que celui d'une simple paresse intellectuelle. (…) C'est fort bien de s'indigner, encore faut-il s'indigner de quelque chose ; il est vain de s'acharner sur ce qui n'existe pas, ou du moins ce qui n'existe plus. Le second vice de l'indignation morale est de ne pas prendre garde au fait que ce contre quoi elle s'insurge est lui-même d'ordre moral et même moralissime : c'est là son insoutenable paradoxe. Une certaine imagination des valeurs morales, qui déclenche l'indignation en cas d'effraction de ces valeurs, s'en prend toujours, sans en avoir conscience, à une autre imagination des valeurs morales, plus déplaisante parfois mais certainement tout aussi morale, pour ne pas dire plus morale encore. (…) La morale ne conteste généralement que les partisans d'un surplus de morale, et (…) les crimes dont s'indignent les moralistes ont presque toujours été l'œuvre de personnes plus moralistes encore. »

Clément Rosset, « Cinq petites pièces morales », in Le démon de la tautologie.

samedi 20 juillet 2013

Intermède



Cher lecteur,

Tu t'es aperçu que nous délaissons quelque peu ce lieu ces derniers temps. Cependant, sache que c'est seulement parce que nous nous sommes retirés dans un cénacle niché au cœur des Cévennes, où nous avons nos entrées. Nous y accompagnent entre autres : Tchouang-Tseu, La Rochefoucauld, Bergson et Clément Rosset.

Néanmoins, cher lecteur, nous te savons impatient et c'est pourquoi nous te livrons en pâture quelques clichés de l’Éden où nous nous sommes réfugiés.

Bien à toi

Loïc

Haut-lieu de réflexion philosophique


 

Lieu de sieste


Fin de sieste


Travaux pratiques sur la notion de "sublime"

Travaux pratiques sur la notion de "sublime" #2

Un maître en pleine initiation

Rencontre avec l'esprit du lieu

mardi 28 mai 2013

Naissance d'une tragédie



Au trente-et-unième millénaire, l'Humanité est gouvernée par l'Empereur, un monarque dont la puissance semble infinie. Grâce aux expériences génétiques qu'il a mené, l'Empereur et s'est doté de fils surpuissants : les primarques. A la tête d'armées innombrables et de légions de guerriers aux capacités génétiquement augmentées, l'Empereur de l'Humanité et ses fils ont conquis plus d'un millier de mondes. L'Imperium est alors à l'apogée de sa grandeur. Cependant, le souverain décide subitement de déléguer le commandement suprême de ses armées à son fils favori, Horus, et de retourner sur Terra, la planète-mère et le berceau de l'Humanité. Troublé de ce revirement, Horus doit donc assumer la charge de Maître de Guerre. Sans s'en douter, l'Empereur déclenche ainsi les prémisses des évènements qui mèneront l'Imperium de l'Humanité vers les ténèbres sinistre d'un âge à venir où l'univers ne connaîtra que la guerre et où l'Humanité devra mener un combat permanent pour sa survie face à la menace d'abominations dont elle ne soupçonnait pas l'existence.

Trois des meilleurs auteurs œuvrant pour le compte de la Black Library (Game Workshop) se sont alliés pour ouvrir la saga de l'Hérésie d'Horus : Dan Abnett signe L'ascension d'Horus, Graham McNeill lui succède avec Les faux dieux et Ben Counter couronne la trilogie avec l'excellent La Galaxie en flammes. Certes on a pas affaire à de la grande littérature, avec des jeux de style recherchés et des enjeux d'une profonde subtilité. Mais il s'agit pourtant d'une saga épique, qui arrive à dépeindre de manière assez convaincante une tragédie universelle apte à tenir en haleine le lecteur habituellement exigeant que je suis.

L'impression d'harmonie qu'on éprouve en entrant dans la saga est vite ébranlée. On se rend compte que les relations entre primarques ne sont pas ce qu'il y a de plus paisible. Les divisions entre les fils de l'Empereur sont nombreuses et leur cohésion n'est qu'une apparence fragile qui menace de voler en éclats à chaque instant. Beaucoup de ses frères voient d'un mauvais œil l'ascension d'Horus au rang de commandant suprême des armées de l'Imperium et ce dernier doit donc continuellement affirmer sa légitimité. Là où l'on s'attendrait à trouver un surhomme plein de certitudes, on a donc affaire à un Maître de Guerre plein de doutes. Cette faille dans le mécanisme de l'Imperium n'a pas échappé aux forces obscures qui patientaient depuis des millénaires au sein de la dimension chaotique du Warp, attendant l'occasion de pousser l'Humanité vers sa chute.

Car le paysage que décrivent les trois auteurs est celui d'une humanité très sur d'elle même et qui contemple l'univers d'un point de vue résolument scientiste. L'Empereur s'efforce d'écarter de l'humanité le spectre de la superstition. Il n'y a pas d'arrière-monde et il n'y a pas de dieux. Seulex les sciences sont à même d'expliquer l'univers. Néanmoins, lorsque sur le champs de bataille certains Astartes (les guerriers génétiquement modifiés qui constituent l'élite de l'armée de l'Empereur) se retrouvent confronté aux effet monstrueux du Warp sur certains de leurs frères, leurs certitudes vacillent. Qui plus est, la superstition est attachée au cœur des hommes et le besoin de réconfort les poussent à rechercher une figure divine à révérer. Par conséquent, au cœur même de la Grande Croisade, et malgré la doctrine rationaliste en vigueur au sein de forces de l'Imperium, un mystérieux culte de l'Empereur-Dieu se développe sous le nom de Lectio Divinatus.

D'autres cultes existent cependant, et cela même sur des mondes conquis par l'Imperium. La tragédie débutera au moment où l'un des plus sombres de ces cultes jouera un rôle prépondérant lorsque le Maître de Guerre sera blessé par une arme mystérieuse au cours d'une bataille visant à réprimer une rébellion. Trompé par un traître et par les sombres puissances résidant dans le Warp, Horus tentera de conjurer un futur que sa rébellion contre l'Empereur se chargera justement de réaliser. Tel Œdipe qui réalise précisément (en pensant l'éviter) la prophétie qui prédit qu'il tuera son père et épousera sa mère, Horus, trompé par les forces du Warp, se dirige inéluctablement vers le futur fait de ténèbres qu'il s'efforce d'éviter. Et même si Magnus, l'un de ses frères primarques, a entrevue la supercherie et tente à l'aide de pouvoirs interdits de ramener Horus à la raison, rien ne pourra empêcher la tragédie de s'accomplir. Avec La galaxie en flammes, Ben Counter portera le drame jusqu'à son apogée, dans un feu d'artifice de batailles héroïques et de trahisons cosmiques.

On l'aura compris, la lecture de cette trilogie m'a passionné. Si la qualité littéraire des œuvres laisse parfois à désirer, elle ne réussit pas à altérer le plaisir que l'on prend à voir se déplier inexorablement la tragédie de la trahison d'Horus sous nos yeux. Les évènements tragiques dont l'univers de Warhammer 40000 est le théâtre dans ces trois romans confirment qu'il est l'un des univers les plus prometteurs de la science fiction contemporaine. Dan Abnett, Graham McNeill et Ben Counter arrivent brillamment à articuler leurs œuvres respectives et à proposer une vision cohérente de l'univers guerrier auquel ils apportent chacun leur touche personnel. L'ensemble produit un effet détonnant et donne envie de se jeter sans attendre sur le reste de la saga.

Pour aller plus loin :

On lira avec profit l'excellent billet de notre ami le Traqueur Stellaire, Que lire de l'Hérésie d'Horus ?,  où il donne un bon aperçu des opus indispensables de la saga en question.

dimanche 12 mai 2013

Ennuyeuses profondeurs




Vous rêvez de visiter les profondeurs abyssales des océans ? Le froid et l'obscurité qui y règnent exercent sur vous une fascination étonnante ? Vous êtes curieux de savoir à quoi ressemblent les créatures monstrueuses qui évoluent dans les grandes profondeurs ? Vous vous êtes toujours demandé à quoi ressemble la vie lorsqu'on est condamné à la promiscuité avec des individus psychologiquement « endommagés » dans une station extrêmement glauque ? Alors Starfish de Peter Watts est fait pour vous.

La société humaine a besoin de toujours plus d'énergie. Une énorme firme entreprend donc d'exploiter l'énergie géothermique sur les failles qui parcourent les fonds des océans. Cependant, cette exploitation nécessite l'envoi d'un personnel très spécifique. La firme en question sélectionne donc des individus au sein de la population et les modifie. Elle les façonne afin qu'ils puissent supporter les conditions d'existence en grande profondeur : elle les dote d'un second système respiratoire, non-aérien, et modifie profondément leur physiologie. Une fois ces changements appliqués, les ouvriers sont envoyés dans les stations sous-marines dispersées au fonds des océans du monde entier. Lenie Clarke est quant à elle envoyée sur la station Beebe. Bien vite, elle se rend compte que ses collègues sont, tout comme elle, psychologiquement endommagés. Et au fil du récit, elle ira de surprises en surprises. Et ces surprises finiront même par représenter une menace pour l'humanité tout entière.

Il m'a fallu beaucoup d'efforts pour terminer la lecture de ce roman. Je me suis ennuyé en lisant les trois quarts de ce livre. La raison de cet ennui ? Watts s'appuie avant tout sur la psychologie de ses personnages. Or, j'ai le sentiment que ce n'est pas ce pour quoi il est le meilleur. Il s'appesantit sur les psychoses et les névroses de ses personnages sans que cela soit palpitant le moins du monde. On a le sentiment que son récit ne se prête pas à ce genre de développement. On attend qu'il nous fasse visiter le fond des océans, qu'il nous fasse rencontrer les prédateurs hideux qui séjournent dans ces profondeurs, qu'il nous explique comment se développe la vie à ces profondeurs. C'est lorsqu'il développe ces points que Peter Watts est vraiment bon. Or, avec Starfish il semble qu'il a décidé de ne nous proposer qu'un roman psychologique. Malheureusement, je pense que Watts n'est pas doué pour ça et même qu'il a tendance à sombrer dans le psychologisme. D'ailleurs, lorsqu'il décide enfin de cesser de s'appesantir sur la psychologie torturée de ses personnages, autrement dit dans la dernière partie du roman, l'auteur déploie quelque chose d'excellent. Il y a une véritable rupture avec le reste du roman car il introduit à ce moment les éléments de hard SF les plus intéressants. On en vient à se demander ce qui l'a empêché de distiller la masse d'informations passionnantes qu'il nous livre dans le reste du récit, au goutte à goutte, plutôt que de nous livrer un paquet indigeste à la fin de son histoire.

On l'aura compris, j'ai trouvé ce roman passablement médiocre. Les descriptions interminables des tourments psychologiques des protagonistes de Starfish m'est passé au-dessus de la tête, non parce que les récits centrés sur la psychologie de leurs personnages ne sont pas à mon goût, bien au contraire. Je pense simplement que le cadre ne se prêtait pas à ce genre d'intrigue et, surtout, que Peter Watts n'a aucun talent dans le domaine de la narration psychologique. Il échoue dans sa mise en scène. L'auteur est pourtant passionnant lorsqu'il parle de l'océan (qu'il connaît parfaitement) et il devient insipide lorsqu'il s'aventure maladroitement sur le terrain de la psychologie. J'ai été passionné par la fin du roman, mais seulement par la fin. On est loin, très loin, de l'écriture d'un Greg Egan qui sait être à la fois passionnant et enrichissant sur tous les terrains, y compris celui de la psychologie. Ceci laisse penser que l'œuvre de Watts aurait peut-être été beaucoup plus agréable si il s'était contenté de la laisser à l'état de nouvelle.

Peter Watts, Starfish, Fleuve Noir, Pocket, 2010.

samedi 4 mai 2013

De la bêtise

De gauche à droite : cas de bêtise du premier degré, puis cas de bêtise du second degré


« De manière générale, la bêtise peut être considérée de deux points de vue : celui de son contenu, et celui de sa forme. La question du contenu de la bêtise pose un problème de recensement apparemment insoluble, qui est d'ailleurs étranger à la problématique de l'unique et de son double. On peut donc se contenter ici de décrire sommairement le contenu de la bêtise comme toute manifestation d'attachement à des thèmes dérisoires, ceux-ci inépuisables en nombre comme en variété. Mais, à contenu identique, la bêtise peut revêtir deux formes assez différentes, selon que l'adhésion au thème dérisoire est immédiate et spontanée, ou au contraire n'intervient que de manière différée ou réfléchie. Dans le premier cas, le thème est admis d'emblée, par hérédité ou environnement culturels, sans que soit posé le problème général de la bêtise, c'est-à-dire la question de savoir si le thème est intelligent ou non : bêtise du premier degré, irréfléchie et spontanée. Dans le second cas, le thème n'est admis qu'après mûre réflexion, c'est-à-dire qu'ici le problème de la bêtise a été envisagé soigneusement, et apparemment résolu – du moins du point de vue de l'intéressé – puisque le thème retenu n'a été sélectionné qu'à l'issue d'un examen critique des plus sévères, en sorte que le thème auquel on s'attache paraît définitivement à l'abri de la critique : bêtise du second degré, intériorisée et réflexive. Dans cette seconde forme de bêtise, on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu'il faut éviter d'être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n'est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu'elle est la « bêtise devenue consciente d'elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d'être bête, consciente au contraire d'être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s'estime désormais définitivement affranchie.



Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées – à juste titre d'ailleurs – comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi elle constitue une forme de bêtise absolue, à la différence de la bêtise du premier degré. On peut toujours espérer que cette dernière, immédiate et spontanée, est virtuellement intelligente : on peut l'imaginer détrompée un jour, à l'occasion d'une plus ou moins hypothétique prise de conscience. Cet espoir est vain dans le cas de la deuxième forme de bêtise : puisque la prise de conscience y a déjà eu lieu. L'imbécillité confirmée se trouve ainsi dans l'impasse voisine de celle de l'illusion : incurable de trop bien raisonner, comme Boubouroche est incurable de trop bien voir, dans la pièce de Courteline. »



Clément Rosset, Le réel et son double.


(L'idée de cette note m'est venue alors que je contemplais Jean-Michel Ribes qui ouvrait grand les vannes de sa bêtise et laissait couler librement le flot de son imbécilité dans l'émission Ce soir (ou jamais !) le 3 mai 2013)

dimanche 21 avril 2013

Inactualité de Flaubert





« [Mlle Vatnaz] était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une lampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d'autres, avait-elle salué dans la Révolution l'avènement de la vengeance ; – et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée.

L'affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n'était possible que par l'affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l'abolition, ou tout au moins « une réglementation du mariage plus intelligente ». Alors chaque Française serait tenue d'épouser un Français ou d'adopter un vieillard. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des fonctionnaires salariés par l'État ; qu'il y eût un jury pour examiner les œuvres des femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour les femmes ! Et puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincre la force par la force. »

Flaubert, L'éducation sentimentale.

dimanche 14 avril 2013

Observations schmittiennes #1




« Tout antagonisme religieux, moral, économique, ethnique ou autre se transforme en antagonisme politique dès lors qu'il est assez fort pour provoquer un regroupement effectif des hommes en amis et ennemis. Le politique n'est pas donné dans la lutte elle-même, qui a ses propres lois techniques, psychologiques et militaires ; il consiste, ainsi qu'il a été dit, dans un comportement commandé par l'éventualité effective de celle-ci, dans le clair discernement de la situation propre qu'elle détermine et dans la tâche de distinguer correctement l'ami et l'ennemi. Une communauté religieuse qui en tant que telle fait la guerre, que ce soit contre les membres d'autres communautés religieuses ou que ce soit quelque autre guerre, transcende sa nature de communauté religieuse et constitue une unité politique. Elle est encore un facteur politique alors que ses possibilités d'agir sur ce processus décisif sont purement négatives, quand elle est en mesure d'empêcher des guerres par une interdiction faite à ses membres, c'est-à-dire d'imposer la décision par laquelle elle dénie la qualité d'ennemi à un adversaire. Il en va de même pour une association d'individus fondée sur des bases économiques , pour un trust industriel ou pour un syndicat, par exemple. Une classe au sens marxiste du terme cesse, elle aussi, d'être une réalité purement économique et devient un facteur politique quand elle atteint ce point décisif, c'est-à-dire quand elle prend la lutte des classes au pied de la lettre en traitant l'ennemi de classe en ennemi véritable et en le combattant soit par une lutte d'État contre État, soit par une guerre civile à l'intérieur d'un État. Dans ce cas, et par une conséquence inévitable, la lutte effective ne se déroule plus selon des lois économiques, elle a au contraire, outre les méthodes de combat au sens très strictement technique du terme, ses nécessités et ses orientations politiques, ses coalitions, ses compromis, etc. Que le prolétariat s'empare du pouvoir politique à l'intérieur d'un État et c'est la naissance d'un État prolétarien qui ne le cède en rien, en ce qui regarde sa nature politique, à un État-nation, à un État de prêtres, de marchands ou de soldats, à un État de fonctionnaires ou à tout autre type d'unité politique. Si d'aventure, prenant modèle sur l'opposition du prolétaire et du bourgeois, on réussit à regrouper l'humanité tout entière, selon le schéma ami-ennemis, en États prolétariens et en États capitalistes, si alors toutes les autres configurations opposant amis et ennemis sont absorbées par celle-ci, ce processus aura rendue manifeste la pleine réalité du caractère politique qu'ont pris ces concepts d'apparence purement économique au départ. Si, au sein d'un peuple, le potentiel politique d'une classe ou de quelque autre groupe se borne à empêcher de mener toute guerre à l'extérieur, sans qu'il y ait dans ces groupes la capacité ou la volonté de prendre en main le pouvoir de l'État, d'opérer de leur propre initiative la discrimination de l'ami et de l'ennemi et de faire la guerre si nécessaire, l'unité politique est détruite. »

Carl Schmitt, der Begriff des politischen (la notion de politique), IV, §1.




mercredi 10 avril 2013

Moralisme d'État : l'arbre qui cache la forêt.




Depuis que notre ex-ministre du budget a confessé publiquement son évasion fiscale, on entend une chanson qui revient de manière cyclique depuis que la crise financière est devenue visible : « il faut moraliser la vie publique ».

Qu'entendent nos responsables politiques lorsqu'ils entonnent la jolie chanson du devoir de « moralisation » ? Tout simplement que si un individu s'est laissé séduire par l'appât du gain, c'est certainement parce qu'il manquait de principe moraux. Autrement dit, son comportement n'a rien à voir avec le cadre général de la société mais il ne dépend que de son éthique (et donc de sa responsabilité) personnelle et de la force de sa volonté (libre, bien évidemment). Par conséquent, si il s'est montré corrompu, c'est parce qu'il manquait de principes et que sa volonté était faible. Ainsi, pour empêcher que ce genre de cas se reproduise, il suffit simplement de moraliser la vie politique, c'est-à-dire de faire de belles déclarations de principes et de grands serments moraux qui n'engagent que ceux qui y croient.

En quoi est-ce que ce genre de raisonnement pose problème ? Tout simplement parce qu'il ne remet pas en questions les causes premières des comportements et se contente seulement d'une conception individualiste et de postures moralisatrices. On oublie de dire que c'est le modèle de société lui-même qui pose problème et que si des individus peuvent pratiquer l'évasion fiscale, c'est parce qu'ils ne font que profiter du capitalisme néolibéral et de ses structures. Or, plutôt que de remettre en question les structures et de réformer les institutions, nos chers acteurs politiques préfèrent en appeler à la sacro-sainte morale publique, autrement dit ils avouent qu'ils ne désirent rien changer du tout.

Cette affaire met une fois de plus en lumière un des fondements philosophiques implicites de la théorie libérale c'est-à-dire qu'il n'existerait que des individus autonomes et libres. La théorie libérale ne voit dans l'idée de « collectif » qu'une douce fiction et, par conséquent son versent politique n'a comme horizon qu'une superposition plus ou moins harmonieuse d'individus absolument libres. Une des maximes les plus représentatives de ce point de vue nous a été offerte par une dame qui vient de nous quitter : la célèbre Margaret Thatcher, qui déclarait que « La société n'existe pas ». Autrement dit, la société n'est qu'un mot mais la chose elle-même ne se rencontre pas dans le réel. Par conséquent, on ne devrait se soucier que des individus qui, eux, existent effectivement.

Or, on a de bonnes raisons de penser que ce raisonnement ne tient pas. Tout, au sein du monde social, conspire pour montrer que les individus n'existent jamais de manière isolée, comme Robinson sur son île, mais qu'ils sont toujours déjà plongés dans un monde de choses invisibles, qui parfois sont rendues visibles et dont les entités principales sont les institutions (par exemple la police, les feux rouge, la sécurité sociale, toutes choses que nous rencontrons quotidiennement) et les structures sociales. Dans ce monde chaotique, les individus sont comme emportés par des forces désirantes et passionnelles, effet de leur existence commune ainsi que du travail des structures et des institutions qui constituent leur environnement. Par conséquent, les comportements sont toujours déterminés par les structures, même si cette idée va à l'encontre de la manière dont on se rapporte spontanément à nous-mêmes (nous nous croyons en effet communément libres et souverains). Pourtant l'époque et ses structures ne cessent pas de nous façonner. Dès lors, si on veut voir changer certains comportements, il faut s'efforcer de changer les structures qui les déterminent. Ce serait cela faire de la politique finalement, et non pas en appeler aux grands principes moraux qui n'ont de puissance que celle qu'on leur prête.

Qui plus est, le discours moralisateur qui nous est servi ces derniers jours se caractérise par une propriété particulièrement avantageuse pour les acteurs du monde politique : il dévie la colère populaire. Cette colère finit donc par se dissiper, faute de trouver des points d'application. Seulement, l'énergie colérique, elle, ne disparaît pas. La multitude gronde un peu plus fort chaque fois qu'il lui est donné d'apercevoir les coulisses infâmes des hauts lieux du pouvoir. Tout esprit lucide sait qu'un jour ou l'autre, les appels à la morale ne suffiront plus à calmer la fureur qui parcours la multitude et alors elle éclatera, et ce ne sera pas très beau à voir. 

samedi 30 mars 2013

Le pharisaïsme des temps modernes


Résistons à l'assourdissant discours des privilégiés !

En ce moment, il m'arrive de croiser ici et là des gens qui se décrivent eux-mêmes comme des féministes. Souvent, en les lisant ou en les écoutant, ma taquinerie reprend le dessus et je ne peux m'empêcher de pointer du doigt les nombreux problèmes que pose leur idéologie. Or, malheureux que je suis, j'avais oublié que je suis un mâle. Monumentale erreur ! Amis hommes, sachez donc que quoi que vous disiez, vous avez tort par avance. Ou, tout du moins, vôtre parole ne vaut pas grand chose. Pourquoi ? Mais voyons, parce que vous n'êtes que des privilégiés.

Le raisonnement (ou plutôt le mantra) est le suivant : nous vivons dans une société patriarcale où les hommes oppriment systématiquement les femmes, les hommes sont donc en position privilégiée partout et tout le temps au sein de la société. Or les hommes ne sont globalement pas conscients de leurs privilèges. Il faut donc leur expliquer qu'en raison de leur position, ils ne peuvent pas aborder certains thèmes, car les malheureux sont définitivement aveugles à l'oppression qui s'exerce à travers eux et qui structure forcément leur discours.

Ainsi, au cours d'une conversation, votre interlocutrice vous lancera-t-elle tôt ou tard que votre propos est extrêmement violent après que vous lui ayez dit que traiter son interlocuteur de dominant et d'ignorant chaque fois qu'on s'adresse à lui a quelque chose d'extrêmement facile et surtout de profondément réductionniste. Si vous n'acceptez pas de penser et de parler à partir des catégories féministes, c'est que vous êtes nécessairement un affreux masculiniste fière de ses privilèges et ignorant des vérités découvertes par la théorie féministe.

Or, c'est peut-être certains postulats de cette théorie qui posent problème. Par exemple, prendre pour prétexte la représentation que le féminisme donne des hommes pour ne pas avoir à discuter les objections d'un interlocuteur particulier est un raisonnement fallacieux. Je me représente mon interlocuteur comme occupant une place de privilégié au sein de la société (c'est un homme blanc et occidental, il a donc droit à certains privilèges au sein de la société, à des facilité d'accès desquelles d'autres catégories de citoyens sont privés), je peux donc en conclure que ses raisonnements sont biaisés et qu'ils confirment justement le fait qu'il est un privilégié. Il s'agit d'un magnifique argument circulaire. Notre interlocuteur est un privilégié et il tient donc ce discours, et s'il tient ce discours, c'est bien qu'il est privilégié. CQFD...

Certes, un certain nombre de mâles se trouvent être des demeurés qui ne voient dans une femme qu'un objet de désirs sexuels. Pour autant, est-ce que cela suffit à en déduire que si je parle à un homme, alors il s'agit nécessairement d'un de ces demeurés ? Dois-je en conclure que s'il existe incontestablement une représentation discutable des femmes et de leur place dans la société chez certains hommes et qu'il existe encore certains traitement inéquitables vis-à-vis des femmes, alors tous les hommes doivent être envisagés comme responsables et participants de cet état de chose ? Il s'agirait sans doute d'une déduction erronée puisque cela reviendrait à prétendre que les caractéristiques et les convictions de certains membres d'un groupe donné caractérisent tous les membres de ce groupe. On sait que les choses sont beaucoup plus subtiles que ça.

Autre problème : d'une certaine violence exercée contre certaines femmes, on déduit non seulement que la société entière justifient ces violences, mais aussi qu'elle les encourage. Dès lors, on en vient à passer directement d'un constat de ce qui est (il existe des violences) à ce qui doit être (les hommes ne doivent plus pouvoir discuter de certaines questions car ils participent plus ou moins volontairement à perpétuer les conditions favorables à la violence) sans vraiment fournir d'autre explications que l'argument de l'évidence et la logique du martyr (« je souffre donc j'ai raison ! »). Ainsi voit-on aujourd'hui fleurir dans la sphère féministe toute sorte de généralisations abusives comme la culture du viol (« Certaines femmes ont été victimes de violences sexuelles, or les coupables semblent avoir été excusés et leur crime justifié, une culture du viol sévit donc dans nos sociétés ») et d'autres concepts qui commettent l'erreur grossière de présupposer les causes en se basant entièrement sur une certaine représentation des effets. Cependant, on peut comprendre que la déploration est une posture confortable puisqu'elle consiste seulement à maudire des effets, mais jamais à s'en prendre aux causes (structurelles et socio-économiques) et à leurs fondements philosophiques (une certaine idée de la liberté, de la société et de l'individu).

Au fond, on trouve dans le féminisme radical tel qu'il se développe actuellement certains traits fort problématiques. Il y a d'abord cette sorte de désir de pouvoir contrôler les comportements d'autrui. Derrière ce désir, il y a un incapacité caractérisée à accepter qu'il y a du donné en ce monde, c'est-à-dire des choses qui échappe au pouvoir de la volonté individuelle. La sottise et l'arriération de certains individus en fait partie. Et ça n'est pas en radicalisant son propos et en refusant la discutions que ces individus disparaîtront pour autant. Ce genre de comportement ne se changent pas sur un libre décret de la volonté, surtout lorsque cette volonté ne consiste qu'en un moralisme mal dissimulé. Si les mœurs de certains mâles sont objectivement nuisibles, ça n'est pas en appelant à la responsabilité individuelle ou à la pénitence des dits individus que quoi que ce soit changera. On aura fait que démontrer que le discours féministe n'est qu'un prétexte pour exprimer un ressentiment tenace, une passion vengeresse et un puissant désir de punition.

Se construire en « opposition à... » est de toute façon contestable en soi. Il s'agit d'une démarche que Philippe Muray avait déjà très bien décrit : « Il existait des formules, autrefois, pour désigner les vertueux de profession : pharisiens, sépulcres blanchis. Le pharisaïsme consiste à tenir le mal en si haute estime que l'on consacrera tout son temps, ses jours, ses nuits, son énergie à lutter contre lui dans un corps à corps fasciné, fervent ». Le féminisme radical et ses nombreuses prétentions normatives constituent le pharisaïsme des temps modernes.

lundi 25 mars 2013

Du caractère névrotique de l'espérance #2

cas typique de satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire. 
« C'est pourquoi on doit rétorquer, à ceux qui reprochent à l'approbation inconditionnelle de la vie, en quoi consiste la joie, d'approuver du même coup toutes les outrances et cruautés humaines, que cet argument est invariablement avancé par ceux à qui justement manque la force de vivre et qui espèrent confusément qu'en faisant reculer scandales et horreurs perpétrés par l'homme – tâche justifiée et honorable – on réussira aussi à en finir avec le malheur inhérent à l'existence – pensée névrotique. Car il n'est guère de souci du mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur toute autre attention prêtée à l'existence, qui ne soit l'expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à vivre tout court à laquelle se résume l'essentiel du dérangement mental. Tout « progrès » – ou plutôt toute idéologie progressiste, je veux dire toute attention excessive et enthousiasme suspect à l'endroit de ce qu'il y a, ou pourrait y avoir, d'effectivement amélioré dans la condition des hommes – sous-entend en effet et inévitablement le projet fou d'une résolution des maux essentiels par une diminution ou une suppression des maux accidentels : comme s'il pouvait suffire d'une découverte scientifique ou d'une meilleure organisation sociale pour arracher les hommes à leur nature insignifiante et éphémère, autant dire d'une amélioration de l'éclairage municipal pour triompher du cancer et de la mort. Cette estompe de l'essentiel, auquel on ne peut rien, au profit de l'inessentiel, sur lequel on peut agir, autorise sans doute une satisfaction d'ordre compensatoire et hallucinatoire. Mais elle est aussi, je le répète pour terminer, la marque d'une aberration profonde, d'une confusion à caractère nettement pathologique même si elle est le fait courant de personne que nul ne songerait à faire soigner, – et ce à juste titre d'ailleurs, et doublement juste : car il s'agit généralement là d'une folie à la fois sans remède et sans réelle gravité ; encore qu'elle puisse, il est vrai, entraîner à l'occasion quelques inconvénients sérieux pour l'entourage, comme en témoigne le succès politique de certaines idéologies collectives. »

Clément Rosset, La force majeure (p. 29-30)

dimanche 24 mars 2013

Du caractère névrotique de l'espérance #1

Illustration du caractère névrotique de l'espérance

« Affirmer le caractère névrotique de l'espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu'on tient généralement celle-ci pour une vertu, c'est-à-dire une force. Pourtant il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance. (…) Tout ce qui ressemble à de l'espoir, à de l'attente, constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance, une faiblesse, – un signe que l'exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s'appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l'on vit, mais sur l'attrait d'une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais. L'homme de l'espoir est un homme à bout de ressources et d'arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » (…). »

Clément Rosset, La force majeure (p. 28)

vendredi 22 mars 2013

De l'intérêt d'être cruel #2




« Si l'incertitude est cruelle, c'est que le besoin de certitude est pressant et apparemment indéracinable chez la plupart des hommes. On touche ici à un point assez mystérieux et en tout cas non encore élucidé de la nature humaine : l'intolérance à l'incertitude, intolérance telle qu'elle entraîne beaucoup d'hommes à souffrir les pires et les plus réels des maux en échange de l'espoir, si vague soit-il d'un rien de certitude. Ainsi le martyr, incapable qu'il est d'établir et même seulement de définir la vérité dont il se prétend certain, se résout-il à en témoigner, comme l'indique l'étymologie du mot martyr, par l'exhibition de sa souffrance : « je souffre, donc j'ai raison », – comme si l'épreuve de la souffrance suffisait à valider la pensée, ou plutôt l'absence de pensée, au nom de laquelle le martyr-témoin se dit prêt à souffrir et mourir. Cette confusion de la cause à laquelle il se sacrifie explique incidemment le caractère toujours insatiable de l'amateur de souffrance (alors qu'il arrive à l'amateur de plaisir d'être comblé) : aucune cause n'étant véritablement en vue, aucune souffrance ne réussira vraiment à l'établir , si fort et si longtemps que l'on vous frappe. D'où la surenchère au supplice, qu'évoquent de manière drolatique A. Aymard et J. Auboyer : « Il y a une psychologie du martyre et elle est éternelle. (…) Aussi y eut-il même des volontaires du martyre, comme ces chrétiens d'Asie qui, sous Commode, se présentèrent si nombreux au proconsul que celui-ci, après avoir prononcé quelques condamnations, le refoula en les invitant à recourir aux cordes et aux précipices ». On ne peut que louer le libéralisme de ce proconsul qui, dans l'incapacité où il se trouve de satisfaire tout le monde, consent toutefois, par charité et dans la mesure de ses moyens, à supplicier au moins quelques-uns des suppliants. »

Clément Rosset, Le principe de cruauté (p. 44-45)

jeudi 21 mars 2013

De l'intérêt d'être cruel

Spécimen populaire de philosphe-guérisseur

Philosophe-médecin qui s'ignore

« Je proposerais quant à moi de distinguer entre deux sortes de philosophes : l'espèce des philosophes-guérisseurs et celle des philosophes-médecins. Les premiers sont compatissants et inefficaces, les seconds efficaces et impitoyables. Les premiers n'ont rien de solide à opposer à l'angoisse humaine, mais disposent d'une gamme de faux remèdes pouvant endormir celle-ci plus ou moins longtemps, capables non de guérir l'homme mais suffisant, dirais-je, à le faire vivoter. Les seconds disposent du véritable remède et du seul vaccin (je veux dire l'administration de la vérité) ; mais celui-ci est d'une telle force que, s'il réconforte à l'occasion les natures saines, il a pour autre et principal effet de faire périr sur-le-champs les natures faibles. C'est d'ailleurs là un fait paradoxal et remarquable, quoique à ma connaissance peu remarqué, et aussi vrai de la médecine que de la philosophie : de n'être opératoire qu'à l'égard des non-malades, de ceux du moins qui disposent d'un certain fond de santé. De même que la philosophie crédible n'est entendue que par ceux qui la savaient un peu à l'avance et n'en ont ainsi pas vraiment besoin, la médecine ne peut et ne pourra jamais guérir que des bien-portants. »

Clément Rosset, Le principe de cruauté (p. 31-32)

dimanche 3 mars 2013

L'une rêve, l'autre pas



Roger Camden l'a décidé, il veut une petite fille. Mais l'homme d'affaire ne veut pas n'importe quelle petite fille. Il lui faut ce que l'ingénierie biologique peut produire de plus aboutit, il veut une enfant qui n'a pas besoin de dormir. Il a de grands projets pour cette enfant. Il le veut car il a les moyens de se l'offrir. Cependant, dame nature ne se laisse pas dompter sans résister, et voilà la malheureuse Madame Camden enceinte de jumelles, elle qui a été embarquée malgré elle dans ce projet. Cependant, seule l'une des jumelles bénéficiera de la précieuse amélioration génétique, l'autre sera désespérément normale. Ainsi commence donc la vie de Leisha (la non-dormeuse) et d'Alice (l'accident, la dormeuse).

Bien évidemment, la « non-dormité » de Leisha va soulever de nombreux problèmes. Individuellement d'abord : comment vivre avec le poids accablant des ambitions paternelles sur les épaules ? Comment vivre sa différence ? Surtout, que faire de son excellence intellectuelle ? Et puis, il faut aussi composer avec la collectivité : Leisha doit-elle écouter son père et devenir une adepte de la théorie libérale du grand Yagai, l'inventeur de la fusion froide ? Doit-elle, comme on le lui a enseigné, axer son existence sur la seule réussite personnelle, sur le culte de l'effort et la poursuite effrénée de l'excellence ? Ou bien doit-elle tendre la main à ceux qui n'ont pas les mêmes capacités qu'elle et travailler à leur édification ? Et d'abord, est-ce que ces derniers accepteront cette main tendue ou bien est-ce qu'ils se laisseront étouffer par le ressentiment que leur inspirera immanquablement la supériorité des non-dormeurs ? La solution libérale de la contractualisation généralisée suffira-t-elle a créer une société où pourront cohabiter pacifiquement dormeurs et non-dormeurs ?

On verra Leisha tiraillée entre ce qu'elle espère et ce qu'est réellement le monde, entre le devoir-être sur lequel elle a appris à tout miser et ce qui existe en fait, au-delà des espérances et des jolis édifices idéologiques. Elle sera poussée, malgré elle, à contribuer à la distinctions amis-ennemis par la pression des non-dormeurs qui se sentent menacés et par la violence instinctive des dormeurs. Bien qu'elle rêve d'une société ouverte où la minorité pourrait s'intégrer à la majorité et la faire progresser, Leisha sera progressivement contrainte de participer à l'édification d'une société parallèle pour les non-dormeurs et, implicitement, à renoncer à ses idéaux égalitaristes. Le modèle contractualiste que défend Leisha sera petit à petit dépouillé de ses artifices sous son regard médusé et il sera finalement exposé comme ce qu'il est : une fiction réconfortante mais sans rapport avec le réel.

Dans L'une rêve, l'autre pas, Nancy Kress donne l'occasion à ses lecteurs de jeter un regard critique sur des thèmes éminemment contemporains. Elle questionne sans concession le fameux désir d'enfant, si présent sous nos latitudes. Elle l'articule génialement avec le problème économique et (donc) social que pose la médicalisation de plus en plus envahissante de cette facette de la condition humaine. Elle pointe du doigt la place des femmes dans cette aventure. C'est avec une adresse peu commune qu'elle met à nu le squelette de la doxa individualiste-subjectiviste. Elle fait un usage réellement intéressant de la fiction pour donner à voir les conséquences de la logique de la doctrine du sujet autonome et souverain lorsqu'elle est pleinement développée. On regrettera peut-être que Kress n'arrive à dégager une alternative aux problèmes qu'elle soulève qu'à la toute fin du récit et d'une manière presque précipitée. Cela aurait mérité un développement plus détaillé. En effet, ça n'est pas rien de proposer une alternative au modèle dominant d'une époque et cela aurait nécessité plus que les quelques paragraphes qui y sont consacrés à la fin du récit. Son « écologie de l'échange » valait largement mieux que ça.

Ainsi, c'est donc une belle et bonne nouvelle que nous propose Nancy Kress avec L'une rêve, l'autre pas. Le récit est adroitement rythmé, les dialogues sont presque toujours à propos et la thèse est plus qu'intéressante. Simplement, on ne peut que regretter que l'auteur n'ait pas approfondi l'alternative qu'elle ne fait qu'effleurer en fin de récit. Quoi qu'il en soit, Nancy Kress est clairement une figure à suivre dans le « petit monde » de la SF.

Nancy Kress, L'une rêve, l'autre pas.

mardi 5 février 2013

L'art de ne pas espérer










« Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l'être. Les autres, n'ayant plus aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »

Cioran, Syllogismes de l'amertume.



Comment vivre dans un monde où toute forme d'espoir a disparu ? Et même, le peut-on vraiment ? C'est une des questions que pose Cormac McCarthy avec La route (2006). Et on dirait bien que cette question a trouvé un écho favorable auprès de nombreux lecteurs puisque le roman a obtenu le prestigieux prix Pulitzer en 2007 et s'est vu adapté (brillamment à notre avis) sur grand écran en 2009.

On a coutume de penser que tout récit doit avoir un début, un milieu et une fin. Pas La route. Ici le lecteur est jeté dans le récit comme un cheveux tomberait dans un bol de soupe. On a qu'une idée vague de la catastrophe qui est advenue avant notre arrivée et on en saura pas plus une fois le livre refermé. Néanmoins, le plus étonnant est peut-être qu'on se surprend à ne pas avoir envie d'en savoir plus. On sait seulement que le monde est mourant et qu'il nous faut suivre deux personnages anonymes en la compagnie desquels McCarthy nous place. Étrangement, cela nous suffit. On se satisfait de parcourir un monde à l'agonie en compagnie d'un père et de son fils, de souffrir en même qu'eux lorsqu'ils ont faim et froid. On partage le temps de quelques pages leur peur lorsqu'il faut échapper aux autres humains, devenus des bêtes (ont-ils jamais été plus que cela d'ailleurs). On admire leur capacité à se réjouir malgré le monde. Tout n'est plus que froid glacial, humidité constante, pénombre presque permanente et cendres, et alors ? Pour les survivants, il n'est plus question de passé, et le seul avenir qu'on est en mesure d'envisager est réduit à l'espace qui sépare l'instant présent de « tout à l'heure ». Dans ces conditions, rares sont ceux qui ont pu rester humains. Le monde n'est donc plus parcouru que par des cadavres en sursis et des hordes d'esclavagistes cannibales qui élèvent leurs femmes comme du bétail. Ainsi, la mort est une compagne de tous les instants que l'on apprend à ne plus craindre.

C'est dans ce décors qu'un homme quelconque tente de survivre tout en élevant son enfant. Survivre, oui, mais pourquoi ? se demandera le lecteur habitué à raisonner en terme de but. En effet, sans but à poursuivre la vie n'a aucun sens. Et si la vie n'a pas de sens à quoi bon la vivre ? Tout simplement en ne se posant plus la question. L'homme continue à vivre malgré tout, sans se pencher excessivement au dessus du gouffre de l'avenir. Et il semble que c'est ce qui le sauve de la folie et du suicide. Il n'est plus qu'une fonction de son enfant et c'est ce qui le sauve de lui-même.

Et l'enfant dans tout ça ? L'enfant est le dernier lien qui attache l'homme à la vie humaine. Il est celui qui rappelle naïvement que si la morale n'a plus de raison d'être dans un monde où les hommes ont cessés d'être des humains, au moins reste-t-il une éthique qui distingue les « gentils » et les « méchants ». L'enfant rappelle à l'homme son humanité perdue et c'est pourquoi il est aussi ce qui le sauve. Il est son garant : « S'il n'est pas la parole de Dieu, alors Dieu n'a jamais parlé ». L'enfant est le rappel vivant du fait qu'il y a des choses qui ne se font pas, qu'il reste du beau même au sein d'un monde à l'agonie.

Il s'agit d'un grand roman déterministe. On y rencontre pas les habituels individus libres et souverains mais on y fréquente des personnes dont l'état intérieur dépend complètement des conditions dans lesquelles ils évoluent. Au bord de l'inanition, l'homme et l'enfant n'envisagent plus que la mort, leurs perspectives sont plus que jamais restreintes. Et si l'homme réussit à déployer suffisamment de puissance pour finir par trouver de quoi les sauver tout les deux, ça n'est jamais que motivé par son rôle de fonction de l'enfant. Lorsqu'ils découvrent par hasard un bunker regorgeant de nourriture, leurs perspectives s'élargissent aussitôt et ils se sentent de nouveau puissants. Nul part on ne trouvera dans ce roman d'éloge de la « force intérieure ». Il s'agit plutôt d'un constat sans appel de l'état de servitude des hommes et de ce que l'on est jamais plus humain que lorsqu'on s'efforce de composer le mieux possible avec le vouloir qui nous veut. Car, si les hordes cannibales sont devenues ce qu'elles sont, des monstruosités, c'est à force de lutter contre le réel. Si ces individus en sont venus à élever leurs semblables comme du bétail et à dévorer leurs propres nouveaux-nés, c'est parce qu'ils n'ont jamais consenti se composer avec le réel.

Comment se fait-il que, dans une société qui n'a de cesse de valoriser l'espoir sous toutes ses formes, un roman qui dépouille presque sauvagement le réel de toute espérance ait reçu un tel accueil ? Dans les dernières pages de La beauté, Frédéric Schiffter nous donne quelques éléments utiles pour répondre à cette question : « Dans Le Principe de cruauté, Clément Rosset rappelle que cruor en latin, « d'où dérive crudelis (cruel), ainsi que crudus (cru, non digéré, indigeste), désigne la chair écorchée et sanglante ». Or, ajoute-t-il, « la réalité est cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voit dépiautée – pénible expérience quand il s'agit d'une perception immédiate, mais plaisante expérience quand il s'agit d'une perception médiate. L'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité. En s'y inscrivant, et en nous offrant des visions, des aperçus, et même des agrandissements, il nous met, provisoirement, à distance d'elle, distance nécessaire pour en prendre connaissance. C'est en cela que la beauté entretient un rapport étroit avec le savoir et, par là avec la vérité – entendue comme la conformité de la pensée à la réalité. Les plus belles œuvres sont celles qui nous révèlent des vérités sur le monde et sur nous-mêmes, à commencer par ce qui nous arrive et nous attend de plus douloureux. » (La beauté, p. 119-120). La route est une de ces œuvres rares qui, par l'harmonie de leur forme et de leur fond, arrivent à montrer un fragment de la réalité crue de la condition humaine. En l'occurrence, elle montre la condition de l'homme hors de l'espoir, cette « joie inconstante née de l'idée d'une chose passée ou future de l'issue de laquelle nous doutons en quelque mesure » (Spinoza, Éthique, III). En tant que fiction, elle installe une distance suffisante pour que le lecteur puisse accéder brièvement au réel tel qu'il est, et qu'il se familiarise avec sa cruauté et avec ce que cela suscite en lui. Finalement, ce roman suggère même, nous semble-t-il, que c'est lorsqu'ils cessent d'espérer que les hommes sont réellement dignes et estimables (on pense ici aux derniers instants du père). On y rencontre donc des vérités précieuses à propos du monde, des hommes et de nous-mêmes (car les personnages ne sont que des archétypes que chacun peut investir à loisir). Par conséquent, on ne peut que recommander la lecture de cet excellent roman.


D'autres l'ont lu et en ont parlé : Gromovar, Guillaume, Cédric Ferrand, Tigger Lilly, Nebal, Arutha, Maëlig