lundi 31 décembre 2012

Que faire ?




C'est avec un étonnement teinté de joie que j'avais grignoté le Manuel de survie en territoire zombie (2009) de Max Brooks. Depuis, j'ai constamment tourné autours de World War Z sans jamais m'y plonger. Lorsque j'ai entamé une série de lectures « post-apocalyptiques » (que je n'ai d'ailleurs pas encore achevé tant le plaisir est grand à se faire peur), l'occasion s'est présentée de franchir le pas qui me séparait de ce livre dont la plupart de mes amis m'avaient fait l'éloge.

La singularité de la forme des œuvres que Brooks consacre au thème de l'épidémie zombie, j'ai d'abord eu envie d'en savoir un peu plus sur l'auteur. Max Brooks est le fils du grand Mel Brooks (ce qui n'est pas rien pour le fan de Frankestein junior que je suis). Autant dire que le capital de folie géniale doit donc être important chez ce monsieur. D'ailleurs, on peut trouver un indice de son génie lorsqu'on constate que c'est un véritable touche à tout qui a aussi bien fait partie de l'équipe créative de l'émission comique américaine Saturday Night Live que prêté sa voix à des personnages de dessins animés (Batman, Justice League, etc). On a donc affaire à un personnage atypique.

On en reçoit l'agréable confirmation lorsqu'on entre dans World War Z. La situation est très simple : une épidémie qui a transformé la majeure partie de l'humanité en morts-vivants a bien failli rayer par la même occasion notre gentille espèce de la surface du globe. Néanmoins, après une guerre atroce, les survivants reprennent plus ou moins le dessus sur le phénomène zombie et s'efforce de rebâtir le monde. Jusque-là rien de bien palpitant diront certains. Détrompez-vous bande de vilains sceptiques ! Ce qui fait la force de ce bouquin, c'est moins les évènements qui y sont contés que la forme du récit. Car en vérité, on a très vite le sentiment d'assister à la projection d'un documentaire. Brooks se cache en effet derrière la figure d'un journaliste mandaté par l'ONU qui profite de sa mission pour sauvegarder les témoignages de toutes sortes de survivants. Des voix s'élèvent et proposent donc leurs propres variantes de l'universel « comment je ferais si j'y étais ? » ou du plus général « que puis-je faire ? ».

Les interviews sont présentées au long de six grands mouvements qui représentent chacune des étapes par lesquelles passe l'espèce humaine dans ses rapport avec sa partie contaminée par le virus dont on ne saura à peu près rien si ce n'est que des gens meurent, que la plupart d'entre eux se relèvent avec pour projet de faire bombance de la chair des vivants.

D'abord, on apprend comment l'épidémie se répand joyeusement grâce aux merveilles de la mondialisation. Le réseau de transport mondial est une bénédiction pour la dispersion des contaminés, de même que les réseaux d'immigration clandestine et la capacité du virus à se montrer nomade ferait certainement frémir d'admiration un apologiste du mouvement perpétuel et du déracinement tel que Jacques Attali.

Paradoxalement, si les structures de la mondialisation facilitent la diffusion de l'épidémie, elles paralysent complètement les facultés de réaction des gouvernements qui, en dépit des alertes et de quelques tentatives de passage à l'action, décident d'ignorer ce qui se passe. Évidemment, il se trouve au milieu de tout ce capharnaüm des spécimens particulièrement malins d'homo economicus pour répondre aux stimulations de leurs intérêts bien compris et pour surfer sur les angoisses naissantes de la population. Étouffés par des tendances hygiénistes virant au pathologique, désorientés par la désinformation et rongés par la malédiction de l'habitude, les gens ordinaires se font finalement surprendre par l'horreur de l'épidémie lorsque ce bon vieux principe de réalité se rappelle à eux.

Dès lors, c'est la Grande Panique. Toutes les constructions civilisationnelles fondent comme neige au soleil et c'est le retour express à une situation pré-sociale où chacun s'efforce de lutter pour sa survie en fuyant vers ce qu'il s'imagine être le plus loin possible de la nouvelle plaie qui s'abat sur le monde. Les États tentent tant bien que mal de persévérer dans leur être même si cela les contraint à adopter des pratiques néo-totalitaires. Les stratégies habituelles sont inopérantes face à un ennemis qui n'éprouve aucun sentiment et dont les légions sont issues de ceux qui meurent au combat. Seuls les esprits les plus pragmatiques et les plus froids sont en mesure de concevoir les solutions nécessaires à la sauvegarde de l'humanité. Néanmoins, les sacrifices que cela supposent ne sont pas du goût de ceux qui veulent « rester humains ». Ces mêmes humanistes, en refusant de mettre en pratique les plans de ceux qui ont su faire usage de leur raison, sont inéluctablement conduits à se comporter de la pire des manière vis-à-vis des populations civile (frappes préventives sur les réfugiés, tout ça...).

Revenu des joies du libéralisme économique qui se révèle complètement obsolète en situation de crise globale, les gouvernements adoptent rapidement des organisations de type collectiviste. Naturellement, les relations de pouvoirs sont bouleversées et la géopolitique mondiale s'en trouve radicalement modifiée. L'énergie redevient une question primordiale car qui en dispose possède aussi un pouvoir considérable (ou, lorsqu'il s'agit d'intérêts particuliers, d'une des ressources les plus demandées et par conséquent d'une richesse presque illimitée). Tout ceci modifie radicalement le mode de vie de la population survivante et la répartition du travail. Ce changement n'est pas du goût de tous et certains craquent nerveusement sous la pression. Apparaissent donc les créatures étranges que les survivants appellent les quislings (je laisse à ceux qui n'ont pas encore lu le livre le plaisir de découvrir de quoi il s'agit exactement). Tout ceci s'accompagne de productions cinématographiques aptes à mobiliser le corps social de manière adéquate à la nouvelle situation et, surtout, de limiter les effets psychologiques pervers de la crise. De quoi penser autrement ce que l'on appelle aujourd'hui l'industrie cinématographique.

Face à la menace, les êtres humains sont forcés d'adopter de nouveaux « devenir ». Par exemple, il leur faut découvrir de nouvelle manière d'habiter des lieux inhabituels (tâche à laquelle certains s'essaieront avec succès dans le cas des châteaux forts et où d'autres échoueront dans le cas des souterrains parisiens). Même le langage connait de nouveaux usages. D'autre part, l'imagination s'avère être autant une source de force qu'une grave faiblesse puisque c'est elle qui sécrète l'espoir et qui donne donc la force de survivre, mais c'est elle aussi qui pousse à risquer le pire en vue d'un salut incertain. L'aventure sur les mers illustre ce double aspect de l'imagination humaine. Les survivants croient y trouver le salut et y découvre des dangers pires que les horreurs qui les poursuivaient à terre. Néanmoins, c'est aussi l'espoir tenace de retrouver sa suprématie déterminera l'humanité à entreprendre une Reconquista. Ah, l'espoir.

Au final, on peut dire que le roman s'avère décoiffant non seulement par rapport à la profondeur des problèmes qu'il propose à ses lecteurs d'aborder, mais aussi (et surtout) grâce à la forme inédite adoptée par Brooks pour développer son récit. L'immersion est presque totale et les questionnements qui naissent au fur et à mesure de la lecture n'en sont que plus intéressants puisqu'ils arrivent à toucher des thèmes au fond très actuels. Autre qualité : l'auteur ne se perd pas dans le récit gnangnan d'insignifiantes trajectoires individuelles ni dans un misérabilisme pourtant à la mode ces derniers temps. Au contraire, il propose un point de vue global et sans concession. Pour dire à quel point Brooks s'efforce de garder de la hauteur on ne peut que songer à ce passage consacré à la situation des astronautes restés en orbite le temps que de l'épidémie. World War Z est donc une œuvre majeure aux multiples facettes et c'est l'occasion de se pencher sur des problèmes d'une actualité plus que troublante.

Max Brooks, World War Z, Calmann-Lévy, 2009.

Ils en parlent aussi chez eux : GromovarHugin et MuninEfelle

lundi 10 décembre 2012

Insociable sociabilité post-apocalyptique




Dans un futur proche, la Terre a bien changé. Après avoir longtemps été la confortable planète bleue que nous connaissons encore (plus ou moins), elle est devenu un monde hostile où la plupart des formes de vie végétales et animales sont condamnées à difficile survie. Les effets du réchauffement climatique ont eu tôt fait de saper les fondements des sociétés humaines. Désormais, l'être humain est une espèce en voie d'extinction. Ligny se sert du parcours de ses personnages pour nous observer un panel des réactions que la perspective plus ou moins consciente de leur disparition suscite chez les êtres humains.

Il y a d'abord le scientifique Pradeesh Gorayan qui vit avec sa famille dans l’enclave sous dôme de Davos. Et qui n'endure sa condition de sous-fifre d'une élite ploutocratique que parce qu'elle lui permet de préserver le confort de la société passée. L'espagnole Mercedes Sanchez, a quant à elle trouvé refuge dans une foi aveugle qui est la seule raison qui lui permet de concevoir encore un peu d'espoir. Elle vit donc dans l'attente, persuadée que des anges l'embarqueront bientôt avec les autres élus dans leurs OVNI pour l'emmener sur la planète lointaine où on a préparé pour elle le légendaire jardin d’Éden. Peut-être que cet environnement familial permet d'expliquer en partie les raisons qui feront que Fernando, le fils de Mercedes, se découvrira une vocation de Boutefeux à l'occasion d'une prise de « rabia negra », la drogue qui sert de carburant à la rage dévastatrice de ces hordes de barbares nihilistes qui sillonnent le continent européen en vue de hâter l'extinction de l'espèce humaine en la passant par les flammes et les lames. On fait connaissance avec Paula Rossi, une Italienne que le désir impérieux de trouver de soigner ses enfants à jeté sur les routes. Mais dans un monde où on a oublié le sens du mot sécurité et où le doux commerce a cessé d'être synonyme de relation harmonieuse entre les hommes, Paula ira au devant du destin qu'elle cherchait pourtant à le fuir. Quand la société dans laquelle ils vivent s'est effondrée, beaucoup ressentent le besoin de trouver de nouvelles causes à défendre, d'autres combats à mener. C'est ce qui se passe pour Mélanie Lemoine qui tente comme elle peut de sauver les animaux qu'elle trouve. Depuis que les pays du Sud sont devenus des fournaises, leur population a reflué vers les terres plus tempérées du Nord. Cependant, ces terres n'ont pas tardé à sombrer dans le chaos et la violence des guerres d'immigration. Olaf Eriksson et sa femme ne supportent plus le spectacle des comportements autodestructeurs de leurs semblables et ils décident donc de fuir leur terre norvégienne à bord de leur chalutier et se cramponner à l'idée qu'une hypothétique terre d'accueil les attend quelque part derrière l'horizon.

On comprends assez rapidement que Ligny n'est pas spécialement optimiste. Quelle que soit la vigueur avec laquelle les hommes s'agitent, ils se dirigent inéluctablement vers leur fin. Néanmoins, si on réussit à surmonter l'apparente désespérance qui anime le roman, on peut accéder à ce qui fait selon moi son véritable intérêt. Une fois le dépassé le pessimisme tenace de l'auteur, le lecteur peut commencer à se poser certaines questions sur la société où il évolue lui-même. Au fond, on peut lire ce roman de deux manières très différentes : soit on s'attache aux petites histoires que représentent les trajectoires individuelles des personnages et on tire un certain plaisir à les voir converger jusqu'à un dénouement littéralement flamboyant, soit on se sert de ces parcours individuels comme d'autant de fenêtres permettant d'apercevoir les structures au sein desquels ils évoluent. J'avoue m'être laissé tenté par la seconde option.

Le récit concocté par Jean-Marc Ligny représente l'occasion d'une formidable expérience de pensée où le lecteur peut explorer la perspective pas si absurde du retour à l'état de nature où nous aurait plongé l'écroulement de notre monde. Qui ne s'est jamais demandé en son for intérieur à quoi ressemblerait la vie si demain, l'ensemble de ce qui constitue notre société cessait d'exister ? Spontanément, on est tenté d'expliquer les conditions de vie que décrit le roman comme l'effet d'une méchanceté tendancielle des êtres humains. Dès lors, la socialisation ne serait alors qu'une vaine tentative visant à recouvrir et à brider une nature tenace qui resurgirait tôt où tard. Cependant, cette idée paraît trop simple et peut-être même un tantinet moralisateur sur les bords. Elle ne résisterait pas longtemps à une analyse plus fine.

Une lecture que nous dirons « spinoziste » permet d'aller plus loin. A première vue, on est tenté de dire que dans le monde décrit par Ligny, toute forme de société a cessé d'exister. Pourtant, armé des considérations de l'auteur de l'Éthique, on peut lire le roman autrement. Dans son Traité Politique, Spinoza observe en effet que « la crainte de la solitude est inhérente à tous les hommes, parce que nul, dans la solitude, n’a de forces suffisantes pour se défendre, ni pour se procurer les choses indispensables à la vie, c’est une conséquence nécessaire que les hommes désirent naturellement l’état de société, et il ne peut se faire qu’ils le brisent jamais entièrement. » (VI, § 1). Du fait même de leur condition, les hommes sont poussés à désirer l'état de société. On ne remarque pas autre chose dans le roman. Les personnages se retrouve poussés vers leurs semblables par la crainte de la solitude (Mélanie et son amour pour les animaux), par le besoin de se défendre (les enclavés) et de se procurer les choses indispensables à la vie (les boutefeux), les survivants continuent de désirer malgré eux une forme de société. Même si cela peut paraître monstrueux et très instable, sous l'impulsion de leurs passions, ils en viennent à s'assembler et à faire société. D'ailleurs, ceci se retrouve confirmé si comme Durkheim on conçoit la société comme « un ensemble d’idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus » (Sociologie et philosophie). Finalement, dans Exodes la société n'a pas disparu, elle a seulement changé de forme.

On pourra objecter que le but de la société est de créer les conditions propices à une vie humaine. Or, le constat est sans appel : la vie des personnages d'Exodes est très éloignée de l'idée qu'on se fait d'une vie humaine. Dès lors comment peut-on parler de société alors que nous avons affaire à ce qui en constitue l'exacte opposé ? Peut-être que notre problème vient de ce que nous plaçons la raison au fondement de la société alors qu'il faudrait plutôt y voir les passions. Une fois de plus, la clairvoyance de Spinoza nous est précieuse. Dans son Traité Politique, il déclare que «  Les hommes étant conduits par la passion plus que par la raison, comme on l’a dit plus haut, il s’ensuit que si une multitude vient à s’assembler naturellement et à ne former qu’une seule âme, ce n’est point par l’inspiration de la raison, mais par l’effet de quelque passion commune, telle que l’espérance, la crainte ou le désir de se venger de quelque dommage » (VI, § 1). Ce qui pousse les hommes à s'assembler, c'est bel et bien les passions. Par conséquent, l'état de société n'entraîne pas nécessairement que les individus qui y vivent bénéficient d'une vie humaine. On peut vivre en société et néanmoins vivre sous le joug de la crainte. Ce qui maintient ensemble les barbares qui composent les hordes de boutefeux, c'est leur soif de massacre et leur addiction à la rabia negra. Chaque boutefeu nourrit une forte hostilité pour ses collègues et s'il n'en vient pas aux mains, c'est simplement parce qu'il trouve d'autres occasions d'investir ses pulsions destructrices. Le même Spinoza définit ainsi la vie humaine : « Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la vertu » (V, § 5). C'est donc par après que la vie humaine advient. C'est lorsque les hommes cessent de n'être liés que par les passions et qu'ils commencent à vivres selon ce que leur dicte la raison qu'advient la vie humaine. Or, ce n'est pas parce qu'on vit en société qu'on se place sous la conduite de la droite raison. Ce que donne à voir Exodes, c'est la condition des individus hors d'un tissu institutionnel à même d'empêcher les passions de devenir autodestructrices. Sans institutions, point de médiatisation des passions et point d'affect commun. Et sans affect commun, point de communauté possible, tout juste une coexistence plus ou moins durable.

Pour toutes ces raisons, le roman de Jean-Marc Ligny constitue une œuvre passionnante. On se surprend à le dévorer fiévreusement et on en vient même à regarder autrement le monde qui nous entoure. Il m'est arrivé de marcher dans les rues de Paris et de m'imaginer à quoi elles ressembleraient dans le monde décrit dans Exodes, et surtout par quels moments il faudrait passer pour qu'elles sombrent dans le chaos. Il me semble que c'est à ce genre de chose qu'on reconnaît un bon roman, il influence le regard qu'on porte sur le monde qui nous entoure. Et il y parvient d'autant plus qu'il ne le fait pas avec un ton militant (comment le pourrait-il puisque son auteur avouait lui-même dans une interview accordée à Gromovar qu'il pense que « le point de non-retour a été atteint »). Il faudra néanmoins surmonter la pesanteur de certains dialogues et un style parfois maladroit pour entrer de plein pied dans le récit. Même lorsqu'on aura franchi ces obstacles, on pourra encore déplorer le traitement expéditif que l'auteur réserve à ses personnages. S'il n'est pas exempte de défauts, ce roman parvient pourtant à produire une réflexion suffisamment prolifique chez ceux qui le lisent pour mériter mille fois qu'on le lise et qu'on en parle.

Jean-Marc Ligny, Exodes, Éditions l'Atalante, 2012

Ils en parlent aussi : Gromovar, Lune, Tigger Lilly

vendredi 7 décembre 2012

Géographie de Tesson




J'ai définitivement chu dans l'œuvre de Sylvain Tesson après que, par le plus grand des hasards, j'ai littéralement dévoré son Petit traité sur l'immensité du monde (2005). J'ai donc très vite sauté la tête la première dans le reste de l'œuvre du monsieur, c'est-à-dire dans des livres comme La chevauchée des steppes (2001) l'histoire somptueuse d'un périple de 3000 km à cheval en compagnie de la belle Priscilla Telmon, L'Axe du loup (2004), où Tesson marche dans les pas des évadés du goulag, et son Éloge de l'énergie vagabonde (2007) qui l'a conduit à suivre les méandres tracés par les pipeline où coule l'or noir. Enfin, plus récemment, le monsieur a décidé de s'isoler six mois dans une cabane au bord du lac Baïkal et il en est revenu avec un livre en forme de journal intime, aux accents de Walden et de Feuilles d'herbe : Dans les forêts de Sibérie (2011). Avec Géographie de l'instant, notre homme a accepté de réunir sous le même titre un assortiment de textes publiés dans divers revues et journaux. Dans ce livre, on fait connaissance avec l'homme qui se cache derrière le personnage de l'écrivain-voyageur. Et comme chacun d'entre nous, ce garçon se révèle plein de contradictions. On y croise tour à tour le Tesson écologiste, le Tesson critique politique, le Tesson mystique, mais surtout, et c'est le plus intéressant, le Tesson amoureux de l'écriture.

Tesson est avant tout un spectateur émerveillé du monde, et plus précisément d'une nature qu'il parcours maintenant depuis un bout de temps. Avec ses notes, l'auteur dévoile une profonde inquiétude devant les ravages que les hommes infligent à l'environnement. A force de voyager, de lire et de discuter avec des naturalistes, Tesson en est arrivé à dresser le constat déstabilisant de la disparition de nombreuses espèces et biotopes. Il ne cache pas la colère qu'il ressent devant l'inconséquence navrante des rapports de l'humanité avec son environnement. Néanmoins, on remarquera que l'écologisme colérique de Tesson ne l'empêche pas d'écrire pour le magazine d'Air France, dont les avions ne semblent pas lui poser tant de problèmes que ça.

En tant que géographe de formation, Tesson est au fait du dessous des cartes. Qui plus est, il a parcouru des pays en guerre et il y a même vu mourir sous ses yeux certains de ses amis. Il a donc quelques idées à propos de la politique. Les années passant on le lit de plus en plus navré, tant lorsqu'il s'agit de la politique nationale que de la scène internationale. Le citoyen Sylvain se montre par exemple particulièrement sensible aux progrès qu'il reste à accomplir sur la question de la condition des femmes. Il aurait certainement des choses à raconter aux défenseurs de la liberté de se prostituer en paix, lui qui a vu à quoi ressemble la réalité crue de la prostitution dans des endroits où sa misère est moins bien dissimulée que sous nos latitudes. Et de fait, on le surprend à militer pour ceci ou pour cela, lui qui n'est pourtant pas tendre avec les opposants de tous poils et le militantisme vulgaire. Le lecteur remarquera néanmoins que des notes les plus récentes suinte un bon vieux pessimisme. Tesson déclare qu'à la suite de Chamfort, il s'efforce d'allier le pessimisme de la pensée à l'optimisme de l'action. Tu parles Charles ! On cherchera en vain l'optimisme dans les magnifiques surgissements malthusiens où il se laisse aller lorsqu'il met en relation un taux de natalité galopant et une disponibilité des ressources de base en chute libre ou bien lorsqu'il condamne l'élimination quasi-systématique de la diversité animale et végétale partout où l'homme s'installe.

L'icône qui lui tenait compagnie dans sa cabane sibérienne

Sylvain Tesson entretient, me semble-t-il, un rapport ambiguë avec le sentiment religieux. D'un coté, il n'a pas de mots assez durs pour fustiger l'islam. Selon lui, cette religion n'est qu'une occasion de plus qu'on trouvé certains hommes d'opprimer leur prochain. Il est particulièrement remonté contre de la condition que les sociétés islamiques réservent à leurs éléments féminins. Pourtant, ce coquin de Tesson dévoile aussi une sensibilité qui tire du coté du mysticisme. Il est par exemple admiratif quand il rapporte les relations harmonieuses que les grands mystiques entretenaient avec mère nature. C'est ce qui me pousse à penser que Sylvain Tesson est avant tout un païen nostalgique. D'ailleurs, lors d'une rencontre, je lui avais demandé ce qui l'a poussé, lui qui est si critique vis-à-vis du fait religieux, à emmener des icônes dans sa cabane de Sibérie. Un peu embarrassé, il m'avait répondu qu'il entendait avant tout respecter l'esprit du lieu, et puis le principe de l'icône lui plaît parce qu'on ne suppose pas que l'objet représente ce qui est en haut (c'est ce qui l'oppose à idole), mais au contraire on pense qu'un peu du principe divin consent à descendre au sein de l'icône. Cette réconciliation profonde entre le sensible et le spirituel semble réjouir Tesson au plus haut point car cela s'accorde avec le rapport qu'il entretient avec la nature.

Ce qui apporte le plus de plaisir dans ce livre, c'est surtout de retrouver l'écrivain Sylvain Tesson, l'éternel amoureux des livres et de l'écriture. Il avoue lui-même qu'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours écrit. Il tient en effet un journal intime depuis sa prime jeunesse et il a en permanence sur lui un petit carnet qu'il recouvre de notes avec jubilation. Comme tout écrivain digne de ce nom, Tesson a su développé un véritable art de l'observation. Il sait comme peu d'écrivains retranscrire la jouissance qu'il y a à apercevoir en soi la conjonction d'un fragment du passé avec une sensation du présent et la singulière sortie du temps qui en résulte. Cependant, il reconnaît lui-même que cela s'accompagne d'une manie dangereuse : le recours permanent à l'art de la formule. Oui, le père Tesson a l'aphorisme leste et il doit se restreindre pour ne pas glisser ses maximes partout et tout le temps. Le lecteur pourra juger si l'auteur y parvient vraiment  dans les textes réunis au sein de Géographie de l'instant. Enfin, n'oublions pas de mentionner que Tesson est un lecteur vorace et qu'il sait diablement bien parler de ce qu'il lit. Ainsi, explique-t-il que lorsqu'il voyage, il aime emporter avec lui des livres décrivant des contrées en tous points opposées à celles où il se rend : des épopées sahariennes l'accompagnent donc dans ses périples sibériens et les confidence des explorateurs des pôles lui tiennent compagnie dans ses virées en terre tropicale. Néanmoins, qu'il soit en train de gravir les pentes escarpées de quelque montagne (c'est un grimpeur compulsif), qu'il chemine dans le désert de Gobi jusqu'à s'écrouler de fatigue ou qu'il converse dans un salon parisien, c'est avant tout avec son imagination qu'il voyage et elle est finalement sa plus fidèle compagne.

Tesson l'écrivain : la partie la plus intéressante du personnage
Ce livre doit se lire comme un paquet de friandises. Le dévorer brutalement serait douloureux et nous dégoûterait à jamais du bonhomme. En revanche, le déguster par bouchées permet de le digérer avec légèreté et de ne pas être ensevelie sous contradictions de l'auteur accablé par son nihilisme optimiste ou bien agacé par son moralisme immoraliste. On n'en goûtera que mieux les quelques pépites et on assimilera avec jubilation les nombreuses références qu'il sème derrière lui. Surtout, je défie quiconque de lire ce livre sans ressentir un irrépressible désir d'écrire. Une fois refermé cette Géographie de l'instant, il ne nous reste plus qu'à surmonter la velléité de l'écrivain dont parlait Barthes, et d'éprouver à notre tour cette fameuse félicité qu'on atteint lorsqu'on se met soi-même à écrire.


Sylvain Tesson, Géographie de l'instant, Éditions des Équateurs, 2012

dimanche 2 décembre 2012

De la nécessité d'être aristocrate






C'est le 12 septembre que les Éditions Autrement publiaient la dernière petite divagation du sieur Frédéric Schiffter, sobrement intitulée La Beauté, une éducation esthétique. Après nous avoir réjouit avec ses observations Sur le blabla et le chichi des philosophes (2001) et avec sa Philosophie sentimentale (2010), le bien nommé nihiliste balnéaire nous propose dans cette centaines de pages quelques réflexions légères autour de la rencontre avec la beauté. L'auteur d'une Petite philosophie du surf nous convie d'abord à entrer dans sa flânerie en partageant avec nous quelques-uns de ses nombreux souvenirs de rencontre avec la beauté, qu'elle soit incarnée dans le corps d'une belle femme (qu'il distingue, avec Schopenhauer, de la jolie femme), dans les paysages de ses Pyrénées-Atlantiques natales, à travers les films et les lectures qui l'ont emporté hors du temps et de l'espace (en quoi il me semble que Schiffter est aussi lovecraftien sans le savoir). Cependant, l'auteur remarque dès le début de son livre que, contrairement à ce que voudrait nous obliger à penser un certain moralisme ambiant, nous ne sommes pas tous égaux dans le domaine de la sensibilité.


C'est presque en ethnologue que notre esthète dresse tout au long de son texte un idéal type du philistin. Or, pour qui n'est pas familier avec les œuvres de Schopenhauer ou de Wilde, la figure du philistin n'a rien d'évident. Dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie (PUF, p. 28), Schopenhauer décrit le philistin comme l'individu « qui, par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de ses forces intellectuelles, n'a pas de besoins spirituels ». Il s'agit de celui qui est « l'opposé d'un fils des Muses » et qui « reste et demeure l'homme prosaïque, le barbare ». Schopenhauer ajoute que les philistins sont, en résumé, « des gens occupés, et cela le plus sérieusement du monde, d'une réalité qui n'en est pas une ». Là, le démocrate s'insurgera immanquablement ! Comment peut-on avoir des opinions aussi rétrogrades, aussi conservatrices, aussi « réac' » ? Néanmoins comment ne pas reconnaître que la plupart d'entre nous avons notre centre de gravité qui tombe en dehors de nous, pour reprendre l'expression du philosophe allemand ? Le temps n'est plus à la flânerie et au loisir, mais tout au plus à la badinerie et à la distraction. On ne développe plus son goût en faisant connaissance avec les oeuvres des grands écrivains, de bons cinéastes, d'illustres compositeurs, de fameux peintre ou des philosophes qui ont contribué à façonner la pensée contemporaine. On préfère généralement se rabattre sur les contraintes de la vie pratique et, si on en a le temps, se consacrer à sa vie sociale en se dépensant dans autant d'activité impersonnelles et dépersonnalisantes. Qui plus est, le philistin conçoit l'instruction qu'il a reçu comme nécessaire et suffisante pour les activités sus-décrites. Cela le pousse à haïr l'honnête homme qui, lui, se consacre à cet ensemble de savoir que le philistin juge superflu et vain. Schiffter nous offre donc sur un plateau l'archétype même de ce qui s'oppose à l'amoureux du beau. Mais on peut dès lors se demander en quoi consiste la conduite de l'esthète.


Le nihiliste balnéaire définit l'expérience de la beauté comme « la rencontre et l'accord entre une œuvre et [sa] mémoire esthétique – heureuse, dès lors, de se transporter « n'importe où hors du monde » ». Pour lui, le regard de l'artiste contribue à découvrir le monde d'un autre œil en offrant sa propre vision à l'appréciation d'autrui. Cependant, pour être en mesure de savourer l'oeuvre de l'artiste et d'y dénicher la beauté, l'esthète ne doit pas se comporter comme une chose inerte et vide. L'esthète se doit d'être très actif. La contemplation est en effet loin d'être un état où l'on ne fait que pâtir. C'est d'ailleurs pourquoi il se détournera des œuvres ayant le mauvais goût de prétendre transmettre un message ou pire, qui voudraient « édifier » et finalement propager l'opinion de ceux qui les ont conçues. Schiffter rejette cet art-là, qui « ne s'adresse pas au sensibilités mais rameute des sympathisants ». Lui préfère concevoir l'art comme ayant pour vocation de « montrer sans complaisance (…) tel ou tel aspect de la condition humaine, fut-il le plus tragique, le plus déplaisant, le plus insupportable (...) ». En revanche, il fait l'éloge de la méditation ou de la rêverie (qui n'est pas la rêvasserie, ce flottement intérieur qui dissipe toute pensée), il loue l'ennui sous toutes ses formes, il développe longuement la manière délicieuse dont l'art vous emmène ailleurs, hors du temps et hors du vacarme. S'appuyant sur la philosophie de Clément Rosset (qu'il faut absolument lire), Schiffter déclare que, comme le remarque Rosset lui-même, « « la réalité est cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voie dépiautée ». C'est une « pénible exerience quand il s'agit d'une perception immédiate » mais c'est une « plaisante expérience quand il s'agit d'une perception médiate ». Il en conclue donc que « l'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité » et que c'est donc un précieux « faire-savoir » quand il s'agit de méditer sur le réel.


On reconnaît le talent d'un philosophe à sa capacité à extraire l'universel du particulier. Il me semble que c'est bien à une sorte d'expérience commune que renvoie la particularité des considération de Frédéric Schiffter. À la lecture des pages de son essai, on entend raisonner en nous certaines souvenirs, certaines expériences passées, une espèce de communauté du sentiment esthétique en somme. Même si l'auteur fait souvent preuve de mauvaise foi et d'un aristocratisme réjouissant, même si emporté par certains élans nihilistes, il ébrèche au passage une des plus belle pensées qui soit (je parle du traitement extrêmement sévère qu'il réserve au spinozisme), le sieur Schiffter sait rester juste et son petit livre, loin de prétendre épuiser le sujet, se veut une flânerie autour de l'art et une ouverture tellement délicieuse qu'on ne peut s'y refuser. Seule la part de philistin qui resterait en nous voudrait encore s'insurger au point de se détourner d'une divagation aussi douce.



Frédéric Schiffter, La beauté, Éditions Autrement, Paris, 2012.