jeudi 29 novembre 2012

Je sais que je ne sais pas




Albert N. Wilmarth est professeur de littérature à l'université de Miskatonic. Accessoirement, notre bonhomme est aussi passionné par certaines variantes du folklore de la Nouvelle-Angleterre et se livre à de nombreux commentaires savants autours de ce thème dans des revues d'experts. Notre histoire commence lorsque Wilmarth reçoit une lettre signée du nom d'Henry Akeley. Ce dernier n'est autre qu'un savant renommé qui s'est retiré dans les profondeurs du Vermont pour poursuivre de mystérieuses recherches sur le folklore local. Il s'avère que les deux chercheurs travaillent sur les même légendes. Cependant Akley déclare que ces légendes n'en sont pas, qu'elles ne font que déformer des faits qui sont eux bien réels. S'ensuit une correspondance où il évoque des voix bourdonnantes dans les collines de sa région, des empreintes monstrueuses, et un artefact terrifiant. Selon Akley, tout ceci confirme l'existence des hideuses créatures dont parlent les mythes locaux. De révélations en révélations, les deux hommes se retrouveront confrontés à l'horreur qui sommeille dans les collines du Vermont univers terrifiant et aux insondables mystères universels qui y sont liés.

Lovecraft livre avec ce récit un morceau de choix à l'angoissé chronique que je suis. Ses nouvelles ont ce génie pur de toucher les ressorts de la terreur humaine. Et le Maître de Providence n'est pas un de ces philistins qui vous déverse leur intrigue au visage comme on viderait une bête. Non, Lovecraft sait distiller l'angoisse par touches légères et précises. Il suggère plus qu'il n'affirme et c'est là ce qui fait toute la puissance de cette histoire. Car en vérité, même après plusieurs lectures, je ne suis toujours pas certain d'avoir saisit l'ensemble de l'horreur sur laquelle débouche la fin de la nouvelle. Les entités ont-elles parti lié avec le culte du Chaos Rampant, cherchaient-elles à tromper intégralement le pauvre Wilmarth, ou bien lui ont-elles dévoilé la vérité et sont-elles cette race supérieure à la recherche d'une coopération inter-espèces ? Mais si elles désirent coopérer, comment comprendre la célébration impie surprise par Akeley dans les bois et où étaient invoqués les noms maudits des plus sombres entités du panthéon lovecraftien ?

En effet, et avec Wilmarth, on est d'abord circonspect vis-à-vis des récits du vieil Akeley. Ce dernier présente beaucoup des symptômes caractéristiques d'une grave schizophrénie. Il se sent constamment épié et menacé, il entend des voix étrangement non-humaines et des discussions, il a des sensations indescriptibles et presque semblables à celles des mystiques. Tout ceci nous induit d'abord, et à vrai dire pendant les trois quarts du texte, à soupçonner le vieux savant d'être la victime de ses propres hallucinations. D'ailleurs le narrateur lui-même a peu d'élément concret qui puisse lui permettre de se prononcer sur ce qu'il a vu et entendu, même à la toute fin du récit ! Une fois de plus, c'est là qu'on reconnaît la puissance littéraire de Lovecraft : le lecteur, avec son bagage affectif et sa manière de percevoir ce qui va lui être suggéré, contribue presque autant à la vie de l'œuvre que l'auteur. On serait même tenté de dire qu'il y investit plus de capital affectif. C'est en effet le lecteur qui crée en lui-même la tension, c'est lui qui doit négocier avec l'incertitude dans laquelle il se retrouve plongé par Lovecraft. Cette incertitude colossale, le Maître y a glissé juste ce qu'il faut pour que nous apercevions furtivement l'innommable dont nous avons tous l'intuition dormante au fond de l'esprit. De plus, Lovecraft n'est pas un de ces irrationnalistes pas tentés qui font l'éloge du mysticisme et se mettent à croire aux formes vagues de divinités plus ou moins dérivées du dieu chrétien ou du Tout des panthéistes qu'ils ont eux-mêmes inventé. Il place plutôt son lecteur dans un univers résolument rationnel (au sens où il est compréhensible, et c'est d'ailleurs là toute son horreur) où toute signification n'est que le résultat de l'illusion rétrospective d'une humanité trop humaine et qui consiste à refuser son insignifiance dans le magma universel. L'auteur laisse ce qu'il faut de tangible pour que le lecteur soit tenaillé entre l'envie d'y croire et son rationalisme. Néanmoins, cette rigueur se retrouve dans une situation où on lui suggère qu'il pourrait bien s'agir d'une sorte de déni, qu'elle n'est qu'un prétexte pour détourner le regard de ce qui est insoutenable pour une raison déjà vacillante. C'est une des nombreuses raisons qui me font penser que Lovecraft est un immense auteur. Il s'adresse directement à ce qui constitue la base de la psyché humaine et il sait comment s'adresser à elle pour susciter suffisamment de curiosité et se prémunir contre le rejet.

Lire Lovecraft, c'est une expérience avec soi-même. L'auteur propose une occasion de se frotter à ce qui reste en nous de l'enfant qui avait la trouille à l'idée du monstre caché sous son lit, il propose de renouer avec l'expérience du bambin qui frémissait en entendant le vent faire grincer les volets. Avec cette nouvelle, on fait l'expérience fondamentale de l'incertitude et de l'angoisse qui en résulte. On ne sait pas, tout au plus peut-on soupçonner. Or, pour l'homme moderne, peut-être plus qu'hier, l'incertitude est un horrible tourment. Et c'est pourquoi l'œuvre de Lovecraft continuera probablement d'être mal comprise par des générations de philistins pleins de certitudes et débordant de mauvais goût. Pour les autres, il reste que ces 121 pages seront toujours un plaisir infini dans lequel on se replongera sans lassitude.


Howard Phillips Lovecraft, Celui qui chuchotait dans les ténèbres, Editions Gallimard, Collection Folio 2 Euros, Traduit de l'anglais par Jacques Papy et Simone Lamblin, 121 pages.

3 commentaires:

  1. Lovecraft, c'est du bon. Folio 2€, c'est du tout bon. Cette collection sait présenter de petits textes pertinents pour tous les goûts et dans tous les genres ;)

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  2. Cette nouvelle est exceptionnelle.

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