vendredi 11 janvier 2013

La prostitution libre n'existe pas !


Chacun aura certainement remarqué que ces derniers temps la société française est agitée par moult débats. Certains s'empoignent au sujet du « mariage pour tous » (on en parlait ici-même et on en reparle ), d'autres se disputent autours de la question de la prohibition de la prostitution. Après la lecture d'un article très éclairant écrit par une actrice du milieu en question, j'ai désiré me pencher ici sur le rapport qu'entretiennent la prostitution et la notion commune de liberté individuelle.

D'abord, afin de former une idée claire de ce dont on parle, il nous faut définir ce qu'on entend par « prostitution ». Selon la définition communément acceptée, il y a prostitution lorsqu'un individu (quel que soit son sexe) consent à avoir des relations sexuelles avec différents partenaires dans un but lucratif.

Face à cette pratique, on a affaire à deux discours antagonistes. Il y a d'abord ceux qui défendent une position dite abolitionniste. Ils se caractérisent par une conception progressiste de la politique sociale. C'est pourquoi le discours abolitionniste s'accompagne généralement de l'idée que certaines choses ne peuvent pas faire l'objet de transactions économiques. Par conséquent, il s'agit pour eux de s'opposer à la domination du tout marchand qui réduit les individus au rang de choses, ainsi qu'aux idéologies issues du patriarcat qui sont, aux dires de certaines féministes, à l'origine de la légitimation de la prostitution des femmes. Enfin, l'un des principaux arguments des abolitionnistes est de remarquer que puisque la majorité des prostitué(e)s n'ont pas fait le choix d'être ce qu'elles (ils) sont et que leur pratique se fait sous la contrainte alors cette pratique n'est donc pas légitime.

Les opposants à l'abolitionnisme, quant à eux, accusent leurs adversaires de dissimuler ce qui est en fait une posture morale. Ils y voient un dangereux paternalisme (arguments récurent chez des penseurs libéraux comme Ruwen Ogien, qui défendent la liberté de se prostituer au nom de la neutralité axiologique de l'État, ce qui à mes yeux est un oxymore comme nous le verrons plus loin), une résurgence des idéologies religieuses, l'aveu d'opinions réactionnaires, ou bien encore un penchant pour l'autoritarisme. Pour les opposants au projet d'abolition de la prostitution, il est faux de dire qu'une majorité de prostitué(e)s exercent leur « profession » sous la contrainte. Au contraire, selon eux, la plupart des prostitué(e)s sont absolument libres. Notons que cette position révèle que les esprits fonctionnent sur le modèle restreint « soit on est absolument libre et ce qu'on fait est donc légitime, soit on est en esclavage » et que cela ne va pas sans poser problème. Les non-abolitionnistes pensent cependant qu'il est nécessaire d'accorder plus de liberté à ceux qu'ils n'hésitent pas à appeler les « travailleurs du sexe ». En effet, selon Morgane Merteuil, secrétaire générale du syndicat du travail sexuel, les lois ne font qu'entraver l'activité professionnelle des prostitué(e)s en les privant de la possibilité de proposer explicitement leurs services et, par voie de conséquence, cela empêche aussi la création d'un véritable "espace de travail". Enfin, les opposants dénoncent l'abolitionnisme comme un facteur de dissensions, qui divisent les principales concernées pour mieux régner sur elles. Car, déclarent-ils, sous des prétentions égalitaires, les abolitionnistes refusent aux femmes la possibilité de s'affranchir et d'acquérir leur autonomie par l'engagement dans la vie professionnelle.

Beau projet, n'est-ce pas ?
Il me semble qu'on trouve dans chacune de ces positions des arguments plus ou moins pertinents. Néanmoins, on notera qu'elles soulèvent toutes les deux un grave problème. En effet, abolitionnistes et non-abolitionnistes voient dans le choix individuel (pensé comme étant nécessairement rationnel) et la liberté que cela suppose un critère décisif pour légitimer la prostitution ou la contester. Sera déclaré(e) libre un(e) prostitué(e) qui consent à exercer son activité de son plein gré. Or, ce type de prostitution semble plus ou moins passer au second plan de la critique des abolitionnistes puisqu'ils avouent viser prioritairement les individus qui se prostituent sous la contrainte. Quant aux non-abolitionnistes, la libre prostitution, celle qui est selon eux pleinement consentie, est le credo sur lequel ils surfent ouvertement.

Mais peut-on vraiment parler de choix libre lorsqu'on aborde la question de la prostitution ? Les prostitué(e)s ont-ils (elles) choisi, de manière libre et inconditionnée, de mettre leur corps (et donc, aussi leur esprit) à la disposition de leurs clients ? Ont-ils (elles) vraiment eu à sélectionner parmi un panel de différents possibles celui dans lequel ils (elles) se sont engagés ? Il me semble que répondre positivement à ces question relèverait d'un rapport hallucinatoire au monde. En effet, le discours que tiennent les défenseurs de la prostitution librement choisie manifeste un des défauts typique des pensées du sujet souverain. On est conscient qu'il se passe quelque chose, mais on méconnait les déterminations qui sont à l'œuvre, et même, on refuse d'envisager que les prétentions à la maîtrise de soi ne soient que des illusions rétrospectives dont sont victimes les sujets qui se rapportent à leurs propres actions. On voit bien que des personnes se prostituent, mais cette seule notion semble écraser toute idée de ce qui les propulse par ailleurs, de ce qui les met en mouvement, c'est-à-dire ce sans quoi leur désir demeurerait indéterminé. Ce que vise les individus qui se prostituent, et qui ne nous apprend que peu de chose sur la dynamique même qui les propulse, leur visée donc s'impose à notre esprit et nous pousse à regarder les choses à l'envers. Quelque chose a déterminé quelqu'un à envisager d'accomplir certains actes, ces actes ont abouti à un certain résultat (en l'occurrence, le fait de se prostituer). Or, étonnamment ce processus nous apparaît rétrospectivement de manière inversée : nous envisageons que c'est le résultat (c'est-à-dire : avoir des relations sexuelles dans un but lucratif), devenu fin, qui est la cause du comportement de l'individu. Et de fait, nous agissons tous en vue de quelque chose, mais tout le problème vient de ce que nous ignorons généralement comment ce que nous désirons accomplir en est venu à se proposer à notre entendement. Dès lors, pour combler les vides et préserver une vision enchantée de la condition humaine, on est tenté d'affirmer que si on agit de telle ou telle manière, c'est parce qu'on en a décidé ainsi, librement et souverainement. Ainsi, on aura tendance à conclure que quiconque à décidé de se prostituer sans y être contraint par la force l'a fait en toute liberté. Par conséquent, si on s'en tenait à ce seul raisonnement, personne ne pourrait critiquer la valeur et la légitimité des actes des personnes qui se prostituent "librement".

Si seulement les choses étaient si simples ! Mais il n'en est rien. Il me faut préciser, par souci de compréhension, que je pars d'un point de vue résolument déterministe, ou plutôt nécessitariste, ainsi que d'un naturalisme intégral. Ceci nous conduit à penser que rien, pas même l'homme, n'échappe à l'ordre commun des causes et des effets. Autrement dit, cela revient à affirmer que la condition humaine ne bénéficie pas d'une extraterritorialité privilégiée au sein de l'univers, l'homme n'est pas « un empire [de raison] dans [l'empire de la nature] ». Or, si on part du principe (qui est aussi à la base, me semble-t-il de l'activité scientifique) que le règne de la nécessité est absolu, alors les notions de contingence et de capacité de choisir librement entre plusieurs futurs alternatifs perdent tout sens. Je reprends cette idée à Spinoza qui déclare que « La volonté ne peut pas être dite cause libre, mais seulement cause nécessaire. » puis qui ajoute que « Aucune volition ne peut exister ni être déterminée à agir si elle n'est déterminée par une autre cause, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi de suite à l'infini (…) de quelque manière que l'on conçoive la volonté, comme finie ou infinie, elle requière une cause par laquelle elle et déterminée à exister et à agir » (Éthique, I, 32). Or donc, si nous prétendons généralement être libre d'arbitre, ce n'est que par suite de la combinaison de notre conscience et de notre méconnaissance de nous-même, nous sommes conscients de nos actions mais ignorant quant aux causes qui les déterminent. Pour nous en convaincre, Spinoza s'écarte des cas classiques qu'on a l'habitude de citer pour conforter les hommes dans l'illusion sécurisante de leur propre souveraineté sur eux-mêmes. Il va plutôt voir du coté des anomalies qui en disent long : « L'homme ivre croit (…) par un libre décret de l'esprit dire des choses que devenu lucide, il voudrait avoir tues; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un grand nombre d'individus de même sorte croient parler par un libre décret de l'esprit alors qu'ils sont incapables de contenir l'impulsion de parler » (Éthique, III, 2, scolie). Il convient donc d'envisager la croyance en la liberté de la volonté comme un concept négatif puisqu'elle n'est après tout que l'envers de nôtre ignorance. Ceci nous permet d'envisager tout autrement le discours habituellement tenu sur la prostitution.1

Personne n'a décidé de se prostituer, mais tous ceux qui se prostituent le font parce qu'ils ont été vaincus par des causes extérieures. En effet, si on accepte que se prostituer ne représente pas un acte anodin, c'est-à-dire que,  contrairement à ce que se plaisent à dire certains apologistes de la professionnalisation du service sexuel, se prostituer ne requière pas le même degré d'implication intime qu'un travail dans une usine ou un supermarché, si on accepte que cela entraîne souvent des comportements autodestructeurs chez les prostitué(e)s (prise de drogues, addictions diverses, etc), et qu'on accepte aussi l'idée que chaque fois que quelqu'un adopte un comportement autodestructeur il ne le fait pas de son propre chef mais est nécessairement déterminé à le faire par des causes qui lui viennent du dehors, alors on est inéluctablement conduit à en conclure que lorsque quelqu'un se prostitue il y est contraint par des causes extérieures à lui-même, que cela ne provient pas d'un libre décret de sa propres volonté mais qu'il est déterminé à adopter cette solution par le cadre général de la société au sein de laquelle il évolue.

On pourra me rétorquer que je produit un discours fataliste, que si la liberté est une illusion, alors nous revenons à "des périodes sombres de notre histoire" et qu'il ne reste plus aux gens qu'à subir leur destiné. Néanmoins, il me semble qu'il s'agit d'un argument très faible car témoignant d'une compréhension déformée de ce qu'est la nécessité. En effet, je pense que le déterminisme n'enlève pas toute possibilité d'action aux hommes. En revanche, si fatalisme il y a, peut-être peut-on en trouver un échantillon particulièrement corsé chez les tenants de la société du moindre mal pour qui il faudrait se satisfaire d'accompagner le mouvement du "progrès" en laissant se développer la professionnalisation du service sexuel, parce que c'est ainsi que va le monde, le marché se développe et si des individus désirent contracter entre eux personne ne devrait les en empêcher. Pour eux, la loi devrait reculer devant le pouvoir du contrat (chose bien pratique pour le développement du marché). Or, comme le remarque Alain Supiot, cette dynamique a la fâcheuse tendance de reféodaliser le lien social. Qui plus est, il me semble que toute personne plus ou moins dotée de bon sens et d'un minimum de décence rechignerait à l'idée d'une société où le service sexuel serait une filière professionnelle comme une autre et où la prostitution serait devenue un job anodin. Or, on a le sentiment que les zélateurs de la professionnalisation du travail sexuel ne se rendent pas compte que c'est ce paradigme que porte en lui leur discours. Qui plus est, je ne suis pas persuadé que les partisans de la libéralisation du travail sexuel répondent positivement si on demandait, à eux ou à un de leurs enfants, de se prostituer. Après tout, si la prostitution représente une vocation comme une autre, on ne devrait pas rechigner à voir l'un de ses proches s'y engager si il y consent librement sans y être contraint.

Alors que faire ? Faut-il, au nom de la liberté individuelle, promouvoir la libéralisation du travail sexuel ? Ou bien faut-il, toujours au nom de la liberté individuelle, durcir la législation visant à réprimer la prostitution et projeter de "libérer" par la force les individus qui y sont impliqués ? Si on accepte d'envisager la prostitution avant tout comme un problème social, c'est-à-dire comme un effet du cadre général au sein duquel évoluent les individus, et non plus comme l'effet de leur libre décision, alors la question qu'il faut se poser en priorité, avant même de se laisser hameçonner par l'idéologie libérale ou l'idéologie féministe, est de savoir comment développer des alternatives viables à la prostitution. Car, qui en vient à se prostituer le fait parce qu'il n'a pas pu envisager d'autre moyen d'investir sa puissance d'agir. C'est pourquoi, il semble que c'est le rôle d'une société décente que d'élaborer un ensemble de mesures qui dispensent les agents ne serait-ce que de se demander s'ils vont adopter la prostitution comme moyen de subsistance, autrement dit, c'est le rôle d'une société décente que de déterminer les agents qui habitent ses structures de façon à ce qu'ils n'adoptent pas la prostitution comme moyen de subsistance. Comment ? Si l'on puise à nouveau chez Spinoza de quoi alimenter notre raisonnement, on dira qu'il s'agit de constituer un affect commun assez puissant pour orienter la puissance de la multitude vers une voie qui dispense les individus d'en venir à vendre leurs intimité pour assurer leur reproduction matérielle. Autrement dit, il s'agirait de rendre éminemment désirable la vie humaine, c'est-à-dire « une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et l'accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais principalement par la vie de l'esprit, par la raison et la vertu » (Spinoza, Traité Politique, V, §5). Concrètement, une réforme du cadre général pourraient passer par les mesures que propose Lilian Mathieu, sociologue au CNRS : « le relèvement des minimas sociaux, une politique du logement, de santé... un ensemble de choses qui permette aux gens de ne pas rentrer dans la prostitution ou d’avoir d’avantage le contrôle de leur existence » (sources). Cependant, on reconnaîtra, comme lui que « ça n’est pas une politique spécifique à la prostitution », que cela demanderait une réforme importante de la politique publique en général. Tout nous pousse donc vers le constat que de telles mesures ne sont pas encore à l'ordre du jour. Cependant, rien n'est encore perdu et la réflexion autours de la question de la prostitution doit continuer, tout du moins pour ceux et celles que le projet d'une société décente intéresse encore.


Mise à jour (30/01/2013) : L'ami Gromovar a porté à notre connaissance un article publié par Libération qui constitue une excellente illustration de ce qu'on s'est efforcé d'expliquer dans ce billet.


 1. Sur la question de la liberté, je me suis appuyé sur un l'excellent article de Frédéric Lordon, disponible ici. 

14 commentaires:

  1. Bon, comme indiqué, ma réponse.


    Beaucoup de problèmes classiques liés à la question de la prostitution... Notamment celui, fameux, d'une potentielle liberté de se prostituer. Effectivement, peut-on parler de liberté quand des préoccupations alimentaires "obligent" à passer à l'acte ? C'est une vraie question, probablement la plus dure à démêler. Comment différencier l'étudiante paumée qui veut payer son loyer de la femme émancipée qui choisit délibérément ce métier ? Pour permettre cette distinction, je pense qu'il faut avant tout désacraliser la question, dédiaboliser la prostitution et proposer dans les lieux sensibles (Fac, boîtes etc) des informations, des conseils, une écoute psy, etc. La prostitution n'est pas un métier comme les autres en effet... c'est un métier beaucoup plus intéressant que les autres =D Mais qui peut être destructeur si pratiqué sans réflexion, par pure nécessité alimentaire. Le vrai travail à faire à mon avis se situe donc au niveau de la misère estudiantine et des réseaux. Et ce travail ne peut s'effectuer sereinement que si les féministes arrêtent de moraliser le sexe et de diaboliser certaines pratiques sexuelles.

    Je ne reviens pas sur le topo Spinoziste, car je ne suis qu'à moitié d'accord... Celles qui se prostituent par "désir pervers" (comme d'autres de font attacher, etc) doit-on considérer leur désir comme une force extérieure qui les détermine à aller dans cette direction ? Doit-on condamner ce désir ? (qui, factuellement, existe chez certaines femmes ?) Donc, c'est compliqué.

    Il y a, enfin, un énorme point qui me gêne dans cet article, tout argumenté soit-il... Celui de là DÉCENCE. C'est un concept que tu ne prends pas la peine d'expliquer, et qui personnellement m'horripile. Quand tu dis que personne n'aimerait que ses enfants se prostituent, ça me rappelle certains débats sur l'homosexualité : l'homosexualité c'est pas mauvais, mais j'aimerais pas que mon fils soit pédé. Je le dis haut et fort, j'éprouverai autant de respect et de fierté pour mon fils ou ma fille s'ils se prostituaient en leur âme et conscience, par suite d'un jugement éclairé et d'une juste appréhension de leurs désirs. Au final, ce thème de la décence est un préjugé souterrain qui rampe dans tous les discours anti-pros' et en constitue le moteur principal : quoiqu'on en dise, vendre son corps pour du sexe, c'est mal. Vendre son corps pour du football, de la danse, du mannequinat, de la frabrique industrielle, ça c'est ok on peut. Mais on a un gros tabou avec le sexe. Le sexe, c'est quand même un peu sale, humiliant. Je crois qu'il vaut mieux reconnaître d'emblée que le problème se situe là. Moi je n'aurais pas honte que ma fille vende son corps parce qu'elle aime ça, et qu'elle puisse vivre d'un métier qu'elle aime. Je n'ai aucun problème avec la diversité des sexualités quand elles sont le fruit de désirs assumés... C'est peut-être pour ça que je m'entends aussi bien avec mes copines escorts, contente de pouvoir causer à quelqu'un qui ne les regarde pas comme des succubes amorales.

    Voilà voilà, mais sinon, très bon article quand même !

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    1. Chère Louise,

      D'abord, merci pour ce développement riche et intéressant. Je dois dire qu'en relisant cet article aujourd'hui, je ne le réécrirais pas tel quel s'il me fallait le reprendre. Comme tu le remarques très bien, certains arguments sont "vasouillards". Néanmoins, je reste attaché à la thèse principale, à savoir qu'on ne se prostitue jamais de manière libre et autonome. La prostitution est un phénomène social et en tant que tel, il relève plus des dynamiques de structures que d'initiatives individuelles d'individus complètement conscient de leurs désirs.

      Nous nous accordons pour dire que la prostitution n'est pas un métier comme les autres (et malgré ce qu'en pensent certaines prostituées à la recherche de légitimité, je dirais même que j'ai du mal à voir en quoi il s'agit d'un métier, à moins de concevoir toute activité rémunérée comme un métier). En revanche, je me demande ce qui te fais dire qu'il s'agit d'un métier intéressant. Mettre son intimité à la disposition d'inconnus en échange d'un peu d'argent est loin du domaine de l’intéressant, même en gardant l'esprit très ouvert. Et contrairement à toi, il me semble que c'est une voie dans laquelle on s'engage toujours par nécessité (qu'elle soit immédiate ou pas). Autrement dit, il ne s'agit pas d'une carrière qu'on planifie à l'avance et à l'idée de laquelle on est spontanément porté à acquiescer et à éprouver de la joie.

      Tu as remarqué que mon propos ne donne pas dans le normatif. Je n'est rien à dire sur ce qui devrait ou ne devrait pas être. Le fait est qu'il y a de la prostitution, et que certains propos sont tenus au sujet de cette pratique. Il se dit toutes sortes d'idioties, du coté des partisans d'une prostitution "libre" comme de celui des "abolitionnistes". A mes yeux la plus problématique de ces idiotie est de prétendre qu'on se prostitue de manière purement autonome et qu'on se serve de cette illusion de liberté pour légitimer ou non telle ou telle forme de prostitution. Est-ce que la prostitution peut faire l'objet d'une décision où est engagée l'âme toute entière ? Peut-elle être la conséquence d'une complète transparence à soi-même et donc d'un "jugement éclairé" par la juste appréhension de son propre désir ? Pour moi, dès lors qu'on existe dans une société, rien de ce que l'on fait ou pense ne peut être dit libre (dans le sens autonome, purement volontaire, qui ne dépend que de soi). Par conséquent, si le désir n'est jamais une force extérieur (puisqu'il est notre essence) il est en revanche toujours orienté par le cadre au sein duquel il se déploie et par les forces collectives qui lui préexistent. Si désire de prostitution il y a, alors c'est le produit du cadre et non d'une délibération individuelle coupée du monde.

      Tu demandes si on devrait condamner ce désir. Loin de moi ce genre d'idée. Je ne désire rien moins que condamner ce qui se fait nécessairement. Par contre, je pense qu'il y a des éléments qui indiquent s'il s'agit d'un désir positif ou d'un désir négatif. La prostitution produit-elle de la joie ou de la tristesse ? Autrement dit, est-elle une pratique qui ouvre des perspectives, qui suscite un élargissement de ce qu'on envisage, qui augmente notre "puissance d'exister" ? Ou bien s'agit-il d'une voie de garage, d'une solution par défaut, d'une pratique qui pousse à éteindre certaines facettes de notre psyché devant le risque de naufrage et qui diminue finalement notre puissance d'exister ? Si chaque cas est très différent, je pense néanmoins que cette distinction peut permettre d'y voir un peu plus clair.

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      Tu le vois, le problème n'est donc pas tant un rejet du sexe en tant que tel, par pruderie ou par je ne sais quelle autre hypocrisie, ce n'est pas non plus un problème de honte, mais il s'agit simplement de ne pas se raconter d'histoire. En l’occurrence, l'objet de mon propos était de renverser l'idée selon laquelle la liberté est ce qui permettrait de juger la légitimité ou l'absence de légitimité de la prostitution. D'autre part, il s'agit de dissiper un peu la couche de guimauve libérale dont on a enrobé la prostitution : non, ça ne consiste pas en une pratique plaisante. On ne met pas son corps à la disposition d'inconnus parce qu'on aime ça. Si c'était le cas, je me demande comment expliquer le taux de toxicomanie particulièrement élevé chez les prostitué(e)s. Je me demande aussi comment on expliquerait ce besoin de "ne plus y penser" qu'on rencontre souvent dans le discours que les prostitué(e)s ont à propos de leur pratique. Je veux bien entendre qu'il existe des formes variées de prostitutions, mais je persiste à penser qu'aucune d'entre elles ne peut être dite agréable, au sens commun qu'on donne à ce terme. C'est pourquoi je pense que le fait qu'une personne assume ce qu'elle fait n'est pas suffisant pour doter ce qu'elle fait de légitimité. Dire qu'on est libre de faire ceci ou cela ne rendra jamais objectivement bon ou mauvais ce que l'on fait.

      Cependant, dire ça ne revient pas à recommander quoi que ce soit ni même à attribuer une valeur morale à la prostitution. Il s'agit seulement de pointer les moments du discours en faveur de la libéralisation du "travail sexuel" qui font problème. D'ailleurs, il me semble que le fait même de parler de "travail sexuel" est en soi un important problème. On peut, et c'est mon cas, être réticent face à cette notion sans pour autant tenir à une morale quelle qu'elle soit. Néanmoins, cela n'empêche pas la discussion amicale avec des "travailleuses" et des "travailleurs" du sexe. C'est toujours très enrichissant et jamais le "tu dois" ou le "tu devrais" me viendrais à l'esprit lorsque j'écoute l'expérience de acteurs de ce milieu.

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  2. Bon. Plusieurs choses me viennent à l'esprit en te lisant, et je ne suis finalement encore moins d'accord qu'au début !
    Je relève deux saillies dans ton argumentation.

    1/ La prostitution ne peut être libre car aucune décision en société n'est libre. Tu dis qu'il faut éradiquer cette nécessité, mais pourquoi le faudrait-il seulement dans le cas de la prostitution? Des tas de gens se marient par nécessité sociale, financière, culturelle etc... Pourquoi ne pas interdire le mariage dans ce cas? C'est juste un exemple, mais je n'arrive pas à comprendre comment on peut tenir ensemble "tout est nécessaire", et "cette nécessité est mauvaise". D'autant qu'il ne me semble pas que ce soit le message de Spinoza ;-). Il semblerait donc que ce déterminisme ne soit mauvais que dans le cas de la prostitution, ce qui revient à dire que le problème ne vient pas de la nécessité, mais bien de la prostitution en tant que telle. Et là je suis gênée...
    2/ La prostitution ne peut pas être libre car elle ne peut pas être agréable. ..... Mais.... ALLO QUOI ! :-D C'était donc ça qui se cachait sous le terme de "décence" ? Donc déjà on va replacer tout de suite le débat : des femmes qui aiment faire jouir des hommes pour de l'argent, ça existe. Je veux dire ça existe vraiment! Donc factuellement, ton postulat est faux et relève d'un a priori culturel énorme !! Il faut arrêter de faire croire que "la" prostitution est un système industriel dans lequel des femmes passives jettent en pâture leur viande à des clients rapaces! Ou encore qu'elles "laissent leur intimité à disposition"... Mon dieu quelle horreur ces tournures de phrases qui ôtent à la femme son libre arbitre, sa créativité, ses désirs! La prostituée libre est actrice de ses rencontres, et je parle bien de rencontres... Où on parle avec son client, on échange, on partage des désirs, parfois même on rigole etc! Quelque part, je ne vois pas comment on peut encore soutenir qu'une femme n'est sensée prendre, de plaisir que dans certains contextes. En affirmant que la prostitution ne peut être agréable ou épanouissante, tu invisibilises toutes ces femmes qui ont effectivement du plaisir (physique, moral). Tu leur montres qu'au final la bonne société a raison : certaines sexualités sont mau-vaises, sales, indignes, humiliantes etc. Et je pense que cette image que la société renvoie participe beaucoup du mal-être de certaines prostituées. Ce mal-être ne vient pas de leur étreinte avec leur client, mais de ce miroir que leur tend le monde extérieur... L'obligation de mentir, de garder ses ressentis pour soi (et j'accuse certaines féministes dans cette diabolisation des sexualités vénales) est, pour beaucoup de celles avec qui je parle, la chose la plus dure. Certaines, en vieillissant, en ont parlé à leurs enfants aujourd'hui grands. D'autres peuvent en parler à leurs mères. Mais la sacralisation du sexe rend la tâche terriblement complexe. Quand sera-t-on prêt à reconnaître qu'une femme peut aimer se faire sodomiser devant une caméra ? Coucher avec un homme qu'elle apprécie contre de l'argent ? N'être attachée à aucune sexualité de couple ? Etc.... J'en reviens à ce que je disais à la fin de mon précédent commentaire, le vrai problème ne vient pas de la nécessité sociale, il vient de l'énorme tabou que l'on appose sur le sexe. Tant qu'on ne se libère pas de ce tabou, je crois qu'on aura du mal à comprendre toutes ces femmes invisibles. Et quand on sera capable d'accorder une existence à ce plaisir de la prostitution, on sera également mieux armé pour trier le bon grain de l'ivraie et aider celles qui le font par contrainte.

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    1. Chère Louise,

      Il me semble qu'il subsiste quelques malentendus dans mon propos.

      Je pense effectivement qu'aucune décision n'est vraiment libre (c'est-à-dire autodéterminée, purement autonome). Par contre, je ne recommande rien et j'espère ne jamais être dans le "il faudrait que". Il serait fou de ma part de reconnaître la nécessité d'une part et de prétendre qu'il faudrait d'autre part éradiquer cette même nécessité. Il me semble qu'il n'existe pas de nécessité intrinsèquement mauvaise. En revanche, il y a des condition humaine plus ou moins joyeuses qui résultent de l'exercice de la nécessité.

      Je crois que les gens qui veulent éradiquer la prostitution rêvent les yeux ouverts. Pour ma part, je ne suis ni pour l'interdiction, ni pour la normalisation. Cependant, cette position non-partisane ne m'empêche pas de pointer les paradoxes du discours de ceux qui se disent par ailleurs "pragmatiques".

      Finalement, je pense que toute décision concernant la prostitution est de nature politique. Et puisque tu évoques Spinoza, je rappelle qu'il est celui qui place la "vie humaine" ("une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu" Traité Politique, V, 5) comme le but le plus noble du politique. Or, je me demande si la prostitution est compatible avec un projet politique visant, dans la mesure du possible, à instaurer les conditions d'une "vie humaine". C'est une vraie question, à laquelle je n'ai encore trouvé aucune réponse bien arrêtée (même si j'ai tendance à être réticent à tout projet de normalisation de la prostitution).

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      Qu'il y ait des individus qui ne trouve pas plus pénible de monnayer leurs services sexuels, je le conçois tout à fait. Mais je me demande si les individus qui prennent plaisir à se prostituer sont si nombreux que ça lorsqu'on regarde le phénomène de la prostitution dans sa globalité. Il y a effectivement des formes de prostitutions qui peuvent paraître plus douces que d'autres, parce que les prostitué(e)s y manifestent un degrés plus fort d’acquiescement. Mais, honnêtement, ce type très particulier de prostitution est-il vraiment majoritaire ? Et est-ce qu'il ne pose pas aussi ses propres problèmes ? Est-ce que la prostitution, ce n'est pas toujours mettre son corps (de manière plus ou moins active) à disposition d'autrui ? Je pense que poser ces question ne revient pas à ignorer les pratiques effectivement en place, ni à mépriser les acteurs et les actrices du milieu.

      Pour être franc, je ne suis pas de ceux qui croient au libre arbitre. C'est d'ailleurs étrange de retrouver cette notion judéo-chrétienne sous la plume de ceux qui s'opposent le plus farouchement à la morale chrétienne. Je crois que le libre arbitre en question est essentiellement l'indice de notre ignorance quant à ce qui nous détermine. En cela, je reste on ne peut plus spinoziste. Je pense que le désir de se prostituer ne naît pas de manière spontanée chez un individu (au même titre que la plupart de ses désirs d'ailleurs). Et je ne suis pas convaincu que la prostitution soit le moyen le plus aboutit d'exprimer sa créativité. Rappelons quand même que le statut de prostitué(e) est très précaire ! Reste à savoir si cette précarité est réellement l'effet d'une morale trop stricte ou bien si elle est attachée au statut de prostitué(e). Je pense qu'un coup d’œil vers l'histoire de la prostitution pourrait fournir quelques indices.

      Enfin, j'aimerai affirmer une fois de plus que la sexualité, quelle qu'elle soit ne me pose pas le moindre problème. Là où les problèmes commencent, c'est lorsqu'on me parle de normaliser, autrement dit de reconnaître comme quelconque une pratique qui, objectivement, ne l'est pas et de dire libre un phénomène on ne peut plus déterminé. Le problème n'est donc pas tant que des individus aient des relations sexuelles comme ils veulent et avec qui ils veulent, le problème vient de cette vision hallucinatoire qui fait d'une pratique souterraine et marginale une vocation quelconque. Pourquoi pas, mais je me demande si nous serons prêt à accepter ce que cela implique. Sera-t-on prêt à créer un cursus "services sexuels" dans les établissements scolaires ? A partir de quand ? Comment se calculera le régime de retraite ? Y aura-t-il une inspection du travail ? Sous quelles conditions un(e) prostitué(e) pourra-t-il/elle déclarer un accident de travail ?

      Finalement, on en vient à se demander si le fait de débarrasser arbitrairement la sphère sexuelle de tout ce qu'elle a de symbolique ne revient pas précisément à instaurer une forme de morale encore plus sévère et destructrice que l'était celle dont on s'efforce de se débarrasser.

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  3. Merci pour tes arguments et tes réponses !

    Bon, on discute avec nos tripes (trips?) donc ça reste des confrontations de points de vue...

    Mon point de vue, c'est qu'on peut non seulement "consentir" à se prostituer, mais également avoir envie de le faire, y prendre son pied, s'y épanouir. C'est dur à entendre tant les journaux nous ont abreuvé d'une image manichéenne de la prostitution, mais voilà, ça existe. Le mieux que tu puisses faire pour t'en rendre compte, c'est d'aller te dégoter une occasionnelle sur le net, avec qui tu t'entendes bien, et de prendre un peu de bon temps avec elle. Tu nous diras après si tu as eu l'impression d'utiliser un morceau de viande, ou de partager un moment d'intimité avec une chouette nana. On n'utilise pas une prostituée, on baise avec elle c'est pas pareil... ! Tout le vocabulaire de la passivité qui accompagne la prostitution, l'image de la femme-réceptacle qui subit les assauts du client-prédateur, tout cela m'exaspère au plus haut point... Surtout quand tu sais que certaines prostituées imposent à leurs clients des limites que bien des femmes vanilles n'osent imposer à leur conjoint dans le cadre du couple... Quelle ironie quand on y pense. Bref, je pense qu'il faut décomplexer certaines pratiques sexuelles, et arrêter de les stigmatiser comme on le fait. Il ne s'agit pas de "normaliser", mais de respecter et de reconnaître. C'est exactement le même débat avec l'homosexualité, les réac' te disent "ouuiii mais quand même, si on normalise les homo on va ébranler les fondements de la société etc". Avec toujours en arrière plan ce petit leitmotiv : Je n'ai rien contre les homosexuels, mais quand même on est bien d'accord que l'homosexualité c'est pas tout à fait "normal", "sain", etc... Je trouve l'analogie frappante avec les arguments déployés contre une juste reconnaissance de la prostitution. Et le problème, c'est que cette non-reconnaissance fait des victimes : les femmes qui vivent d'une sexualité qu'elles aiment mais sont traitées comme des trainées par le reste de la société, les femmes qui prennent des risques parce que si elles tombent un jour sur un malade, vers qui pourront-elles se tourner ? Etc... Si on acceptait qu'on peut vendre son corps parce qu'on aime ça, et que ça n'a rien de honteux, sale, ou déviant, alors on aurait déjà fait un grand pas.

    Concernant la question des proportions, inlassable argument des abolos. Plusieurs choses : ça n'est pas en mettant toutes les femmes dans le même panier qu'on aidera celles qui en ont vraiment besoin. Englober pêle-mêle toutes les formes de prostitution sous l'avatar du terrible "système prostituteur" est une hérésie. Il faut donc commencer par foutre la paix aux prostituées qui ont choisi leur métier et qui y prennent leur pied, accordons leur enfin une existence sociale qui ne soit pas honteuse, et ensuite on pourra prendre à bras le corps celles qui subissent des actes sexuels qu'elles n'ont pas choisi. Reconnaître l'existence d'une prostitution libre et épanouie n'a jamais empêché de lutter contre les réseaux et la misère, bien au contraire.

    Il y aurait encore beaucoup de choses à dire à ce sujet, beaucoup de voix à entendre, d'expérience à faire... Mais commençons par ouvrir les yeux sur la profonde humanité qui peut animer les rencontres vénales, avant de s'offusquer contre une éventuelle reconnaissance.

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    1. Une fois de fois de plus, je suis d'accord avec toi : on peut tout à fait consentir à se prostituer et y trouver un certain contentement. Je ne nie absolument pas ça. Ce dont je doute, c'est de l'épanouissement qu'on peut y trouver et par extension de la pertinence d'une normalisation massive de ce qui ne saurait être une vocation comme une autre pour la plupart des gens. Mais ça ne fais pas de moi un abolitionniste. Je ne suis partisan d'aucun camps. J'essaie seulement de comprendre, sans me raconter d'histoire.

      Quant à ta proposition d'expérimentation, je doute qu'elle prouve quoi que ce soit. Que j'apprécie ou n'apprécie pas une relation sexuelle tarifée ne dit rien à propos de la prostitution. Tout ce que je pourrais dire, c'est que j'ai apprécié ou non une partie de jambe en l'air avec une personne qui gagne sa vie de cette manière. Mais sur le phénomène de la prostitution, je ne saurais rien de plus. D'ailleurs, il est étrange que tu n'évoques que le cas d'une occasionnelle. Pourquoi cette distinction ? Si la prostitution est une vocation comme une autre, peu importe que le/la prostitué(e) soit occasionnelle ou qu'elle vive de la mise à disposition (active, car je sais que cela te tient à cœur, même si je pense que deux personnes qui s'amuse hors de tout rapport tarifé sont bien plus actives en vue de se donner du plaisir l'une à l'autre) de son corps, non ?

      Dire qu'il est problématique de normaliser une pratique telle que la prostitution, ce n'est pas forcément se montrer prude ni même stigmatiser les individus qui évoluent au sein de cette sphère d'activité. C'est penser le politique. C'est un choix de société qui consiste à dire que ce n'est pas parce qu'une pratique existe et convient à un petit nombre d'individus que cette pratique est nécessairement bonne et légitime. Ce raisonnement, qui consiste à entériner les pratiques qu'on présume libres et autonomes, est typiquement libéral. Or, on peut, et c'est mon cas, éprouver quelques réserves face au projet de société libéral et aux présupposés métaphysiques sur lesquels il repose. Une société où l'où pourrait vendre son corps au même titre que d'autres marchandises est-elle une société soutenable ? Autrement dit, est-ce une société qui tiendra le coup sur le long terme ? Pour le moment, je n'arrive pas à voir comment ce pourrait être le cas. Peut-être est-ce parce que je n'envisage pas la liberté individuelle comme l'élément qui fait société. Pour autant, je ne vois pas le sexe (quelle que soit sa forme) comme quelque chose de sale ou de honteux.

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      Je pense que notre point de désaccord le plus important est celui du choix. Tu lui donne une importance décisive. C'est ce choix et la liberté que tu place à son origine qui te pousse à dire qu'il est incontestable. Or, je pense que ce choix n'est jamais une initiative pure, qu'il s'agit toujours d'une construction et que ses conséquence, s'il venait à être normalisé, serait une société insoutenable (au sens presque écologique du terme). Tu répondras peut-être que cette opinion révèle un problème avec le sexe. Mais j'avoue que je vois dans cette argument une tentation psychologisante qui pousse à "pathologiser" l'argumentation de l'interlocuteur pour ne pas avoir à discuter ses thèses. ;-)

      Là où je te suis, c'est sur l'extraordinaire complexité du phénomène en question. Toutes les formes de prostitution ne sont pas semblables. Elles mobilisent différemment les individus. On ne peut donc pas les assimiler et considérer qu'une forme englobe une autre forme. Néanmoins, considérer le phénomène dans sa complexité n'exclue pas de remettre en doute l'idée selon laquelle il est possible de s'y épanouir. Je pense qu'il s'agit là d'un arbre qui cache une forêt hantée... Pour quelques escortes qui acquiescent plus ou moins activement à l'idée de leur pratique, combien de prostitué(e)s dont l'activité représente le gagne-pain et se développe dans le glauque le plus total, sans compter les évènements qui sont à l’origine de la prostitution. Décide-t-on de se prostituer du jour au lendemain de manière spontanée et inexplicable, par goût pour le sexe ? Je n'arrive pas à concevoir ça et le durkheimien en moi rechigne devant les présupposés théoriques de cette hypothèse.

      Enfin, concernant "l'argument du cœur", l'argument de l'humanité de la prostitution, tu me permettras certainement d'envisager que si la prostitution est indéniablement une facette de notre humanité, elle n'est pas non plus le lieu par excellence où cette humanité peut s'épanouir. Il est des façon de rencontrer autrui beaucoup plus profondes et qui ne sont pas placées sous le signe de l'argent. Non que l'argent soit le "Mal", mais il me semble que les relations les plus profondes passent par d'autres structures anthropologiques que la prise d'intérêt financière. Tarifer les relations humaines ne me semble pas être ce que l'humanité a produit de plus beau. Cela fait indéniablement partie d'elle, mais de là à dire qu'il s'agit d'une avancée ou même d'un type de relation comme un autre, je pense qu'il y a quelque chose comme du mensonge à soi-même...

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  4. Bon, pas le temps de répondre sur tout, mais j'y reviendrai probablement.

    En vrac, plusieurs remarques.

    Premièrement, je ne cherche surtout pas "psychologiser" ton argumentation pour la discréditer, j'essaie seulement de comprendre ta réticence à l'idée d'un possible épanouissement dans la prostitution.
    Je vois que tu ne fais pas le lien entre "en tirer un certain contentement", et "s'épanouir". Pourquoi refuser ce lien ? Pourquoi refuser qu'une femme qui joue dans des porno ou vend ses étreintes puisse être épanouie, entière, sereine, heureuse ?
    Deuxièmement, il me semble évident qu'une prostituée ne vend pas son corps comme un objet (sinon on appelle ça une poupée gonflable et ça marche très bien aussi). Elle vend un service, un service n'est pas un objet. Un service c'est une action dans laquelle deux personnes s'investissent mutuellement. Ca n'est pas d'un côté un outil (le corps) et de l'autre un usager (le client). C'est deux êtres humains qui font l'amour de façon tarifée. La prostitution low-cost organisée par des réseaux, ça oui, c'est différent. Pour tant d'euros, tu utilises tel ou tel trou. Désolée d'être triviale mais il faut admettre ce qui est. Ce sont la plupart du temps des nanas qui n'ont ni papiers ni appui extérieur, donc la question du consentement ne se pose hélas plus mais ça n'est pas le débat, puisque nous sommes tous d'accord pour dire que la prostitution forcée est une abomination.
    Concernant la prostitution libre, il faut arrêter de la réduire à l'acte sexuel monocorde, car il est entouré de bien des choses. Tu peux demander à n'importe quelle escort, sur une passe de deux heures, il y a le plus souvent 1h30 de bavardages. Mais ces échanges, la complicité, l'envie, l'excitation etc, n'existent pas pour la société qui réduit toute prostitution à celle mentionnée plus haut.
    Si je t'ai conseillé d'aller voir une occasionnelle, c'est parce que c'est souvent moins intimidant pour une première fois... ;-)
    Donc, je comprends ton envie de politiser à toute force la chose, mais je pense qu'en faisant ça tu manques l'épaisseur relationnelle, contextuelle, émotionnelle de la prostitution. Le fait que ces relations soient tarifées semblent les discréditer rétrospectivement, comme si, du fait qu'il y a de l'argent, les orgasmes, les rires, les liens, n'avaient de fait aucune valeur.

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    1. Soyons claires : je ne refuse rien. Je n'ignore pas le plaisir intense qu'on peut tirer d'une relation sexuelle. Je ne suis pas sans connaître le plaisir d'une conversation raffinée avec des personnes de qualité. En revanche, je ne dirai jamais qu'une prostituée et que son (ou sa) client(e) font "l'amour". Je dirai qu'ils couchent ensemble, même si la relation comporte diverses facettes (le blabla, les préliminaires, etc). C'est quand même profondément différent. Et quoi qu'on en dise, le fait qu'il y ait de l'argent dans l'aventure modifie considérablement la manière dont les individus vont appréhender la relation. Ce n'est donc pas rétrospectivement que la relation tarifée doit être envisagée différemment de la relation non-tarifée, mais c'est bien a priori, car les acteurs savent à quoi s'en tenir et leur comportement est forcément différent de ce qu'il serait dans une relation non-tarifée. Je pense que l'épaisseur relationnelle est nécessairement moins épaisse dès lors qu'il s'agit d'une relation commerciale. Attention, je ne dis pas que le fais qu'une relation soit non-tarifée suffit à en faire une relation profonde et authentique. Je dis que l'amitié, que l'amour, que les émotions et que les sentiments qui découlent des relations humaines ne peuvent se monnayer sans perdre par là même leur singularité et leur profondeur. Dire ça, c'est reconnaître la singularité de la sphère sexuelle (sans pour autant tomber dans le moralisme ou le puritanisme).
      Concernant la question très délicate de l'orgasme, je suis curieux de savoir si c'est une chose commune dans le cadre de la prostitution. Là, j'avoue ma complète ignorance.

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  5. Un chanteur, un danseur, un photographe , sont des personnes qui vivent de leur passion.
    Ils aiment ce qu'ils font, ils y prennent plaisir, pour vous donner aussi du plaisir, à les écouter , les regarder ou apprécier leur travail.
    Et vous les payez pour cela.
    Pourtant à aucun moment vous ne vous dites qu'ils seraient plus sincères dans leur production vis à vis de vous s'ils n'étaient pas payés*!
    À aucun moment vous vous dites qu'ils n'obéissent qu'à l'argent que vous leur offrez .
    Et surtout à aucun moment personne ne se dit que puisqu'ils y prennent du plaisir , que c'est leur passion ils ne devraient pas se faire payer*!

    Je suis une travailleuse du sexe, j'aime les hommes, les jolies rencontres douces et sensuelles, le plaisir que je donne, j'ai envie de dire que je partage en fait*! Et on me paie pour cela*.
    Vous criez au scandale, rencontrer autant d'hommes que je veux après tout c'est mon droit, mais que je n'ai qu'à le faire sans me faire payer . Pourquoi*?

    Pourquoi moi, qui vit aussi de ma passion, ma passion pour l'amour, les hommes, les corps, le plaisir, moi qui ais une certaine expertise dans ce domaine, pourquoi moi je devrais le faire sans argent*à partir du moment où cela est exercé de façon professionnelle*?
    Je fais bien la part des choses, quand je rencontre un homme qui me plaît hors contexte prostitutionnel, si je couche avec lui , c'est bien sûr un acte privé et non rémunéré, comme le ferait n'importe quelle femme.
    De la même façon qu'un chanteur qui fait un bœuf avec ses potes ne leur demande pas de le payer pour cela , tout se qui se passe dans la sphère privé reste désintéressé pour moi comme pour n'importe qui d'autre.

    Alors où est le problème dès lors que je pratique du sexe dans le cadre «*professionnalisé*» d'une prestation de service*?
    Si les deux parties s'entendent, nous sommes alors entre adultes consentants sur un pied d'égalité, celui qui paie n'a pas pour autant le dessus , il paie pour entrer dans mon domaine, je maîtrise ma pratique et toute la rencontre se déroule selon mes règles . Règles que j'ai définies seule, en fonction du respect de ma personne et de mes limites personnelles.

    Un autre point m'égratigne , certains assurent que du moment qu'on nous paie tout est faux*!
    C'est à dire que je réserverai ma sincérité et mes désirs pour ma sphère privée, n'accordant en échange de l'argent que je demande qu'une pâle imitation de ce que peut être une vraie relation.

    Ce que je vais dire m'est personnel, j'en suis très consciente, mais de la même façon qu'un chanteur ne fait pas semblant de chanter du moment que vous le payez et donc le «*forcez*» à le faire, non je ne fais pas semblant, même en face d'un client qui ne me plaît pas .
    Soit le rendez-vous ne se fait pas, soit il se fait, mais s'il se fait c'est que j'ai jugé que cette personne était digne de ce que j'avais envie de lui donner, je ne fais pas semblant, j'ai envie de dire que tout ce que je fais dans un rendez-vous, je l'aurais fait de la même façon sans argent, si tant est qu'il puisse être justifiable de le faire avec autant de partenaires sans le motif de gagner sa vie*!
    Et c'est bien là le problème, si je peux bien faire l'amour avec une vingtaine de personnes en quelques jours, je suis bien contente d'avoir le prétexte professionnel pour le faire, car pour moi , comme pour n'importe qui, sur le plan privé c'est tout simplement injustifiable.

    Alors voilà, je ne vois pas en quoi me faire payer pour faire quelque chose que j'aime faire serait mal, quand bien même cela relèverait de mon intimité car justement j'en fais ce que je veux.
    D'autre part l'argent que l'on me donne pour cela n'enlève rien à la qualité (j'ai envie de dire à la beauté) des rencontres que je fais, parce que oui quoi que je fasse , je suis avant tout moi même, généreuse et sincère.

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  6. (témoignage d'une escort "expérimentée", j'ai beaucoup aimé sa vision, j'espère que ça te parlera aussi)

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    1. Très intéressant, en effet. Il faudrait peut-être que je parle avec plus d'acteurs et d'actrice de ce milieu pour éprouver mes arguments. Je comprends très bien ce que dis cette dame. Cependant, reste mon bon vieux réflexe hérité des penseurs du soupçon : quel désir se cache derrière tout ça ? Qu'est-ce qui motive cette démarche ? (et on ne me fera pas croire que c'est l'élan presque désintéresse vers autrui et le seul intérêt pour les plaisirs de la chair ;-) ). Je soupçonne encore un peu le mensonge à soi-même.

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