vendredi 23 novembre 2012

"Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere."





J'ai assisté récemment à une courte conférence d'un membre de l'association Act Up Paris. Qu'est-ce qu'Act Up Paris ? Il s'agit d'une association militante crée en 1989. Ses objectifs ? "Alerter sur l'épidémie de sida, faire pression sur le monde politique pour améliorer l'image et la prise en charge des malades et cela quels que soient leur genre, leur sexualité ou leur inclusion dans la démocratie représentative", et on notera avec intérêt que l'association se définit elle-même comme un "mouvement politique que l'on peut vraiment désigner comme queer dans la mesure où il se définit seulement par son caractère oppositionnel", ce que confirme Emmanuelle Cosse (présidente de l'association de 1999 à 2001) dans un propos datant de 2009 : "Au-delà de ce qui fait la colère d'Act Up, il y a toujours eu aussi une dénonciation de la norme, de ce qui devrait décider de ce qui est bien, de ce qui est mal, de si nos vies sont correctes ou pas." (http://fr.wikipedia.org/wiki/Act_Up-Paris). Or donc, l'orateur en question en est très vite venu à des considération sur le conservatisme général du corps médical, sur sa possible incompétence et sur la revendication d'un modèle économique où l'on envisage la prostitution comme une activité économique ordinaire. Je ne cache pas que ce fut pour moi un moment pénible. Cependant, je saisis tout de même l'occasion pour enrichir ma compréhension vis-à-vis d'un thème qui agite les foules ces derniers temps. Qu'on se rassure par avance, je n'aurais pas la vulgarité d'asséner ici des opinions personnelles sur la valeur des revendications qui fusent ici et là. En tant qu'amateur de Spinoza, je m'efforcerai simplement de proposer quelques éléments de compréhension afin que nous puissions y voir un peu plus clair au sein des cris barbares qui retentissent ici et là.

Naturellement, on me répondra immanquablement que les discours qui revendiquent de nouveaux droits pour les minorités sont on ne peut plus légitimes. Peut-être. Cependant, ça n'est pas le contenu de ces revendications que je voudrais examiner, car je n'en ai ni les compétences ni l'envie. Ce qu'il me semble intéressant de questionner, c'est surtout la forme des discours auxquels nous sommes continuellement exposés, quels qu'ils soient. Il me semble en effet que derrière les querelles de contenus qui les opposent, ils sont profondément unis par leur appartenance au registre du discours idéologique. 

Risquons-nous à énoncer une brève et non-exhaustive définition de ce qui caractérise une idéologie. On pourrait dire que c'est le nom qu'on a coutume de donner à des "paquets" d'idées et d'opinions liées entre elles et qui ont trait à des domaines aussi variés que la politique, la morale, la philosophie ou la spiritualité. Ces "paquets"ont ceci de particulier qu'ils sont "sécrétés" par des groupes d'individus et qu'ils peuvent varier en contenu selon la composition des groupes qui les engendre et les époques durant lesquelles ils sont "sécrétés". D'autre part, une des propriétés les plus surprenantes de l'idéologie, c'est qu'elle prend la forme de doctrines capables d'exercer une influence puissante sur les individus qui y souscrivent. Comment ? Tout simplement parce que la doctrine en question présente une certaine cohérence avec des idées auxquels les individus adhéraient peut-être déjà ou bien parce que les arguments qu'on leur proposent leur paraissent relativement logiques. Une fois infecté, l'individu se met à produire des explications sur tout, il spécule et il analyse en même temps qu'il ignore profondément qu'il est plus que jamais embourbé dans ses prénotions.

Comprenons-nous bien, souscrire à une idéologie a quelque chose de foncièrement réconfortant. Individuellement, on acquière un certain nombre de convictions et de certitudes qui nous paraissent tout ce qu'il y a de plus légitime et surtout d'une objectivité élémentaire. Nos opinions nous semblent désormais pleine de valeur, on se trouve de bonnes raisons d'espérer et surtout on est en mesure de désigner l'ennemi : celui qui souscrit à une idéologie adverse. En effet, une idéologie attire les uns vers les autres des individus qui souscrivent au même "paquet" doctrinal. Une fois entré dans la communauté on se mettre immanquablement à penser contre ceux qu'on a identifié comme nos adversaires, c'est-à-dire celui qui pense mal et qui pense faux. De fait, l'idéologie n'existe que par et pour l'opposition. C'est pourquoi la communauté des "croyants" n'aura de cesse que de chercher à convaincre autrui que sa doctrine est la seule qui soit digne d'intérêt. Or, quoi de mieux pour toucher le plus d'individus possible que le discours de rupture avec son éloge de la libération des idéologies adverses, celles qui asservissent l'Humanité et qui nient la dignité de l'Individu ?

Ainsi, si l'on devait résumer ce qu'est une idéologie en quelques mots, on pourrait dire qu'il s'agit de la désignation polémique des idées adverses, désignation motivée par la seule conviction que l'on possède un "paquet" d'opinions qui vaut mieux que celui des autres et qu'on désire d'ailleurs partager autant que possible. Ainsi, nous voilà donc en mesure d'analyser autrement le champs de bataille qui s'étend sous nos yeux.

On observe, d'une part, un ensemble d'individus proclamant lutter pour la reconnaissance de nouveaux droits pour certaines minorités et, d'autre part, nous notons qu'un ensemble d'individus presque aussi vaste s'y oppose d'une manière on ne peut plus combative, au nom d'une certaine idée de ce que doit être la société humaine. Dans une société qui se gargarise au sujet de son modèle démocratique, on s'attend à ce que les individus soient spontanément enclins à délibérer raisonnablement et sereinement. Du moins, c'est ainsi que les grands théoriciens de la démocratie ont souvent vanté leur modèle. Cependant, si nous nous attachons aux fait, on doit admettre que l'on a bien affaire à une lutte. Point de sérénité dans les joutes auxquelles se livrent les partis en présence. Lorsqu'il s'agit d'argumenter, on assiste à un déversement d'injures où se mêlent entre autres choses arguments d'autorité et pétitions de principe. Tout dans ce conflit témoigne de l'action souterraine des idéologies. On se complait dans une bruyante dénonciation du système de pensée adverse sur la place publique. Par la même occasion, on s'efforce de mobiliser ceux qui ne le seraient pas encore pour qu'ils prennent part à la lutte et à adopte les catégories de pensée d'un groupe ou de l'autre, car chacune prétend avec autant de vigueur œuvrer pour la Liberté, pour le Bien et pour le Juste. D'ailleurs, émettez quelque doute sur la forme ou le contenu du message qu'on voudrait faire entrer en vous et vous vous exposerez au risque d'être assimilé à la pensée de l'adversaire.

Il me semble raisonnable de conclure que la raison a déserté les lieux dès lors qu'on brandit le Christ ou une conception de ce qui relève ou pas de la nature en guise d'argument, ou bien dès lors qu'on vous renvoie avec un air entendu aux "périodes les plus noires de l'histoire" parce que vous avez le malheur de ne pas adhérer à la pensée avec laquelle on voudrait vous infecter. Quoi qu'il en soit, comprendre certains ressorts des discours qui agitent le monde social apporte néanmoins une sérénité non négligeable. Mais, pourrait-on me rétorquer, à quoi bon s'efforcer de comprendre la société si ça n'est pas pour s'employer à la changer ? Pour ma part, je trouve un intérêt suffisant au fait de cesser de se raconter des histoires. S'efforcer de concevoir les hommes comme ils sont et non tels qu'on voudrait qu'ils soient représente une saine immunisation contre les prétentions des idéologies qui se font fortes de faire advenir "l'homme nouveau". Avec Spinoza, je pense de plus en plus que "ceux qui se persuadent qu'il est possible d'amener la multitude ou les hommes occupés des affaires publiques à vivre selon les préceptes de la raison, rêvent de l'âge d'or des poètes, c'est-à-dire se complaisent dans la fiction." (Traité Politique, I, 5).

On en parle ailleurs : chez Nébal

7 commentaires:

  1. " Ainsi, si l'on devait résumer ce qu'est une idéologie en quelques mots, on pourrait dire qu'il s'agit de la désignation polémique des idées adverses, désignation motivée par la seule conviction que l'on possède un "paquet" d'opinions qui vaut mieux que celui des autres et qu'on désire d'ailleurs partager autant que possible."
    ...
    Penses-tu que les gens qui demandent simplement à être reconnus comme des égaux s'intéressent d'une manière ou d'une autre aux névroses d'un grabataire pontifiant et de ses nervis pédophiles ?
    La démocratie est une chose imparfaite, toujours sur le métier à tisser, jamais achevée. La déclaration d'indépendance de 1776 proclamait le droit au bonheur mais laissait sur le côté les noirs (voués à la servitude), les plus pauvres des blancs (demi-serfs exclus par le cens), les indiens (promis à l'extermination) et les femmes (renvoyées dans leurs cuisines).
    Dans un XVIII° siècle portant au pinacle le culte de la Raison (avec un grand R) tu conviendras qu'elle était pour le moins hémiplégique...
    Le mariage pour tous n'est donc pas le simple caprice d'une bande d'activistes qui se sont donnés le mot pour détruire 2000 ans d'obscurantisme catholique. Je ne dis pas que dans la sphère militante certains ne soient pas motivés par de telles considérations. Je dis, tout simplement, que des gens, comme toi et moi, se lèvent un matin et disent "stop". Ils se disent : "de quel droit suis-je traité comme un inférieur ?" ; "en quoi mes moeurs me désigneraient-elles à la stigmatisation du plus grand nombre ?" ; "de quel droit prétend-on me confiner dans un statut à part, spécial, particulier ... alors que je jouis de toutes mes facultés et que participe, autant qu'un autre, à la vie de cette société ?".
    Voilà, ce sont des interrogations d'une banalité totale. Aucun besoin de se référer à une idéologie mortifère vieille de 20 ou 30 siècles, ou de contester un héritage anthropo-phallocentrique ... Juste réclamer sa place et toute sa place dans le contrat social qui lie chaque individu de cette Nation. Je me demande ce qu'en penserait Spinoza ...

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    1. Je pense que Spinoza ne serait surtout pas prescripteur en la matière. Il s'efforcerait certainement de comprendre.
      Autrement, comme tu l'as certainement remarqué, je ne me penche pas sur le contenu des revendications elles-mêmes. Ce que j'ai fait, c'est simplement relever que la forme qu'elles prennent est celle du discours idéologique, quoi qu'on puisse penser par ailleurs de ce qui y est dit.
      Or, en adoptant cette forme précise, ce discours est profondément uni a son opposé. C'est tout ce que j'ai voulu montré ici, ni plus ni moins.

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    2. Ah et pour ajouter une autre pierre à l'édifice : Spinoza n'était pas contractualiste, c'est-à-dire que pour lui la société n'est pas le résultat d'un contrat entre les individus.

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    3. (J'ai encore changé de pseudo). In cauda venenum ! Tu critique la forme sans te prononcer sur le fond, mais en attaquant la première, tu prend indirectement parti en ce qui concerne la seconde. Je te fais crédit que ce n'était sans doute pas ton intention originelle, mais c'est en tout cas la manière dont je reçois ton texte.
      Car, de quoi parlons-nous ? D'un "débat" qui n'en est pas un ? Comment pourrait-il y en avoir du reste ? Quand les caméras captent les démonstrations de force de 2 sphères militantes et antagonistes, on ne doit pas s'attendre à une féconde maïeutique. C'est juste un concours de sophismes, de marketing viral, de phrases choc et de spectacle ... pour une société du spectacle.
      Le seul débat qui tienne la route est le suivant : l'homosexuel est-il en tous points l'égal de l'hétérosexuel ou constitue-t-il une catégorie à part comme les enfants et les handicapés mentaux ? On s'est longtemps posé la même question en Occident à l'égard des femmes et des esclaves. En terre d'Islam ces questions ne sont pas encore refermées.
      Voilà, tout le reste n'est qu'enfumage à mes yeux :)

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    4. Peut-être. Mais encore une fois, ça n'était pas l'angle duquel partait mon analyse.
      Je voulais essentiellement montrer que quel que soit les idées qu'on cherche à faire valoir, lorsque cela prend la forme du conflit idéologique alors certains problèmes se posent.
      La forme des arguments est très importante puisque c'est elle qui garantit si un raisonnement est ou non valable. En l’occurrence, la forme rend le raisonnement invalide.

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