C'est le 12 septembre que
les Éditions Autrement publiaient la dernière petite divagation du
sieur Frédéric Schiffter, sobrement intitulée La Beauté, une
éducation esthétique. Après nous avoir réjouit avec ses
observations Sur le blabla et le chichi des philosophes (2001)
et avec sa Philosophie sentimentale (2010), le bien nommé
nihiliste balnéaire nous propose dans cette centaines de pages
quelques réflexions légères autour de la rencontre avec la
beauté. L'auteur d'une Petite philosophie du surf nous convie
d'abord à entrer dans sa flânerie en partageant avec nous
quelques-uns de ses nombreux souvenirs de rencontre avec la beauté,
qu'elle soit incarnée dans le corps d'une belle femme (qu'il
distingue, avec Schopenhauer, de la jolie femme), dans les paysages
de ses Pyrénées-Atlantiques natales, à travers les films et les
lectures qui l'ont emporté hors du temps et de l'espace (en quoi il
me semble que Schiffter est aussi lovecraftien sans le savoir).
Cependant, l'auteur remarque dès le début de son livre que,
contrairement à ce que voudrait nous obliger à penser un certain
moralisme ambiant, nous ne sommes pas tous égaux dans le domaine de
la sensibilité.
C'est presque en
ethnologue que notre esthète dresse tout au long de son texte un
idéal type du philistin. Or, pour qui n'est pas familier avec les
œuvres de Schopenhauer ou de Wilde, la figure du philistin n'a rien
d'évident. Dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie
(PUF, p. 28), Schopenhauer décrit le philistin comme l'individu
« qui, par suite de la mesure étroite et strictement
suffisante de ses forces intellectuelles, n'a pas de besoins
spirituels ». Il s'agit de celui qui est « l'opposé d'un
fils des Muses » et qui « reste et demeure l'homme
prosaïque, le barbare ». Schopenhauer ajoute que les
philistins sont, en résumé, « des gens occupés, et cela le
plus sérieusement du monde, d'une réalité qui n'en est pas une ».
Là, le démocrate s'insurgera immanquablement ! Comment peut-on
avoir des opinions aussi rétrogrades, aussi conservatrices, aussi
« réac' » ? Néanmoins comment ne pas reconnaître que
la plupart d'entre nous avons notre centre de gravité qui tombe en
dehors de nous, pour reprendre l'expression du philosophe allemand ?
Le temps n'est plus à la flânerie et au loisir, mais tout au plus à
la badinerie et à la distraction. On ne développe plus son goût en
faisant connaissance avec les oeuvres des grands écrivains, de bons
cinéastes, d'illustres compositeurs, de fameux peintre ou des
philosophes qui ont contribué à façonner la pensée contemporaine.
On préfère généralement se rabattre sur les contraintes de la vie
pratique et, si on en a le temps, se consacrer à sa vie sociale en
se dépensant dans autant d'activité impersonnelles et
dépersonnalisantes. Qui plus est, le philistin conçoit
l'instruction qu'il a reçu comme nécessaire et suffisante pour les
activités sus-décrites. Cela le pousse à haïr l'honnête homme
qui, lui, se consacre à cet ensemble de savoir que le philistin juge
superflu et vain. Schiffter nous offre donc sur un plateau
l'archétype même de ce qui s'oppose à l'amoureux du beau. Mais on
peut dès lors se demander en quoi consiste la conduite de l'esthète.
Le nihiliste balnéaire
définit l'expérience de la beauté comme « la rencontre et
l'accord entre une œuvre et [sa] mémoire esthétique – heureuse,
dès lors, de se transporter « n'importe où hors du monde » ».
Pour lui, le regard de l'artiste contribue à découvrir le monde
d'un autre œil en offrant sa propre vision à l'appréciation
d'autrui. Cependant, pour être en mesure de savourer l'oeuvre de
l'artiste et d'y dénicher la beauté, l'esthète ne doit pas se
comporter comme une chose inerte et vide. L'esthète se doit d'être
très actif. La contemplation est en effet loin d'être un état où
l'on ne fait que pâtir. C'est d'ailleurs pourquoi il se détournera
des œuvres ayant le mauvais goût de prétendre transmettre un
message ou pire, qui voudraient « édifier » et
finalement propager l'opinion de ceux qui les ont conçues. Schiffter
rejette cet art-là, qui « ne s'adresse pas au sensibilités
mais rameute des sympathisants ». Lui préfère concevoir l'art
comme ayant pour vocation de « montrer sans complaisance (…)
tel ou tel aspect de la condition humaine, fut-il le plus tragique,
le plus déplaisant, le plus insupportable (...) ». En
revanche, il fait l'éloge de la méditation ou de la rêverie (qui
n'est pas la rêvasserie, ce flottement intérieur qui dissipe toute
pensée), il loue l'ennui sous toutes ses formes, il développe
longuement la manière délicieuse dont l'art vous emmène ailleurs,
hors du temps et hors du vacarme. S'appuyant sur la philosophie de
Clément Rosset (qu'il faut absolument lire), Schiffter déclare que,
comme le remarque Rosset lui-même, « « la réalité est
cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voie dépiautée ».
C'est une « pénible exerience quand il s'agit d'une perception
immédiate » mais c'est une « plaisante expérience quand
il s'agit d'une perception médiate ». Il en conclue donc que
« l'art est la représentation plaisante de la cruauté de la
réalité » et que c'est donc un précieux « faire-savoir »
quand il s'agit de méditer sur le réel.
On reconnaît le talent
d'un philosophe à sa capacité à extraire l'universel du
particulier. Il me semble que c'est bien à une sorte d'expérience
commune que renvoie la particularité des considération de Frédéric
Schiffter. À la lecture des pages de son essai, on entend raisonner
en nous certaines souvenirs, certaines expériences passées, une
espèce de communauté du sentiment esthétique en somme. Même si
l'auteur fait souvent preuve de mauvaise foi et d'un aristocratisme
réjouissant, même si emporté par certains élans nihilistes, il
ébrèche au passage une des plus belle pensées qui soit (je parle
du traitement extrêmement sévère qu'il réserve au spinozisme), le
sieur Schiffter sait rester juste et son petit livre, loin de
prétendre épuiser le sujet, se veut une flânerie autour de l'art et une ouverture
tellement délicieuse qu'on ne peut s'y refuser. Seule la part de
philistin qui resterait en nous voudrait encore s'insurger au point de se
détourner d'une divagation aussi douce.
Frédéric Schiffter,
La beauté, Éditions Autrement, Paris, 2012.
Faut que je le lise ça.
RépondreSupprimerC'est en effet rafraîchissant en plus d'être involontairement édifiant.
SupprimerQuel beau texte sur le philistinisme.
RépondreSupprimerEt je ne regardrai plus jamais La horde sauvage du même oeil.