dimanche 2 décembre 2012

De la nécessité d'être aristocrate






C'est le 12 septembre que les Éditions Autrement publiaient la dernière petite divagation du sieur Frédéric Schiffter, sobrement intitulée La Beauté, une éducation esthétique. Après nous avoir réjouit avec ses observations Sur le blabla et le chichi des philosophes (2001) et avec sa Philosophie sentimentale (2010), le bien nommé nihiliste balnéaire nous propose dans cette centaines de pages quelques réflexions légères autour de la rencontre avec la beauté. L'auteur d'une Petite philosophie du surf nous convie d'abord à entrer dans sa flânerie en partageant avec nous quelques-uns de ses nombreux souvenirs de rencontre avec la beauté, qu'elle soit incarnée dans le corps d'une belle femme (qu'il distingue, avec Schopenhauer, de la jolie femme), dans les paysages de ses Pyrénées-Atlantiques natales, à travers les films et les lectures qui l'ont emporté hors du temps et de l'espace (en quoi il me semble que Schiffter est aussi lovecraftien sans le savoir). Cependant, l'auteur remarque dès le début de son livre que, contrairement à ce que voudrait nous obliger à penser un certain moralisme ambiant, nous ne sommes pas tous égaux dans le domaine de la sensibilité.


C'est presque en ethnologue que notre esthète dresse tout au long de son texte un idéal type du philistin. Or, pour qui n'est pas familier avec les œuvres de Schopenhauer ou de Wilde, la figure du philistin n'a rien d'évident. Dans les Aphorismes sur la sagesse dans la vie (PUF, p. 28), Schopenhauer décrit le philistin comme l'individu « qui, par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de ses forces intellectuelles, n'a pas de besoins spirituels ». Il s'agit de celui qui est « l'opposé d'un fils des Muses » et qui « reste et demeure l'homme prosaïque, le barbare ». Schopenhauer ajoute que les philistins sont, en résumé, « des gens occupés, et cela le plus sérieusement du monde, d'une réalité qui n'en est pas une ». Là, le démocrate s'insurgera immanquablement ! Comment peut-on avoir des opinions aussi rétrogrades, aussi conservatrices, aussi « réac' » ? Néanmoins comment ne pas reconnaître que la plupart d'entre nous avons notre centre de gravité qui tombe en dehors de nous, pour reprendre l'expression du philosophe allemand ? Le temps n'est plus à la flânerie et au loisir, mais tout au plus à la badinerie et à la distraction. On ne développe plus son goût en faisant connaissance avec les oeuvres des grands écrivains, de bons cinéastes, d'illustres compositeurs, de fameux peintre ou des philosophes qui ont contribué à façonner la pensée contemporaine. On préfère généralement se rabattre sur les contraintes de la vie pratique et, si on en a le temps, se consacrer à sa vie sociale en se dépensant dans autant d'activité impersonnelles et dépersonnalisantes. Qui plus est, le philistin conçoit l'instruction qu'il a reçu comme nécessaire et suffisante pour les activités sus-décrites. Cela le pousse à haïr l'honnête homme qui, lui, se consacre à cet ensemble de savoir que le philistin juge superflu et vain. Schiffter nous offre donc sur un plateau l'archétype même de ce qui s'oppose à l'amoureux du beau. Mais on peut dès lors se demander en quoi consiste la conduite de l'esthète.


Le nihiliste balnéaire définit l'expérience de la beauté comme « la rencontre et l'accord entre une œuvre et [sa] mémoire esthétique – heureuse, dès lors, de se transporter « n'importe où hors du monde » ». Pour lui, le regard de l'artiste contribue à découvrir le monde d'un autre œil en offrant sa propre vision à l'appréciation d'autrui. Cependant, pour être en mesure de savourer l'oeuvre de l'artiste et d'y dénicher la beauté, l'esthète ne doit pas se comporter comme une chose inerte et vide. L'esthète se doit d'être très actif. La contemplation est en effet loin d'être un état où l'on ne fait que pâtir. C'est d'ailleurs pourquoi il se détournera des œuvres ayant le mauvais goût de prétendre transmettre un message ou pire, qui voudraient « édifier » et finalement propager l'opinion de ceux qui les ont conçues. Schiffter rejette cet art-là, qui « ne s'adresse pas au sensibilités mais rameute des sympathisants ». Lui préfère concevoir l'art comme ayant pour vocation de « montrer sans complaisance (…) tel ou tel aspect de la condition humaine, fut-il le plus tragique, le plus déplaisant, le plus insupportable (...) ». En revanche, il fait l'éloge de la méditation ou de la rêverie (qui n'est pas la rêvasserie, ce flottement intérieur qui dissipe toute pensée), il loue l'ennui sous toutes ses formes, il développe longuement la manière délicieuse dont l'art vous emmène ailleurs, hors du temps et hors du vacarme. S'appuyant sur la philosophie de Clément Rosset (qu'il faut absolument lire), Schiffter déclare que, comme le remarque Rosset lui-même, « « la réalité est cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voie dépiautée ». C'est une « pénible exerience quand il s'agit d'une perception immédiate » mais c'est une « plaisante expérience quand il s'agit d'une perception médiate ». Il en conclue donc que « l'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité » et que c'est donc un précieux « faire-savoir » quand il s'agit de méditer sur le réel.


On reconnaît le talent d'un philosophe à sa capacité à extraire l'universel du particulier. Il me semble que c'est bien à une sorte d'expérience commune que renvoie la particularité des considération de Frédéric Schiffter. À la lecture des pages de son essai, on entend raisonner en nous certaines souvenirs, certaines expériences passées, une espèce de communauté du sentiment esthétique en somme. Même si l'auteur fait souvent preuve de mauvaise foi et d'un aristocratisme réjouissant, même si emporté par certains élans nihilistes, il ébrèche au passage une des plus belle pensées qui soit (je parle du traitement extrêmement sévère qu'il réserve au spinozisme), le sieur Schiffter sait rester juste et son petit livre, loin de prétendre épuiser le sujet, se veut une flânerie autour de l'art et une ouverture tellement délicieuse qu'on ne peut s'y refuser. Seule la part de philistin qui resterait en nous voudrait encore s'insurger au point de se détourner d'une divagation aussi douce.



Frédéric Schiffter, La beauté, Éditions Autrement, Paris, 2012.

3 commentaires:

  1. Réponses
    1. C'est en effet rafraîchissant en plus d'être involontairement édifiant.

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  2. Quel beau texte sur le philistinisme.

    Et je ne regardrai plus jamais La horde sauvage du même oeil.

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