mardi 5 février 2013

L'art de ne pas espérer










« Ne se suicident que les optimistes, les optimistes qui ne peuvent plus l'être. Les autres, n'ayant plus aucune raison de vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir ? »

Cioran, Syllogismes de l'amertume.



Comment vivre dans un monde où toute forme d'espoir a disparu ? Et même, le peut-on vraiment ? C'est une des questions que pose Cormac McCarthy avec La route (2006). Et on dirait bien que cette question a trouvé un écho favorable auprès de nombreux lecteurs puisque le roman a obtenu le prestigieux prix Pulitzer en 2007 et s'est vu adapté (brillamment à notre avis) sur grand écran en 2009.

On a coutume de penser que tout récit doit avoir un début, un milieu et une fin. Pas La route. Ici le lecteur est jeté dans le récit comme un cheveux tomberait dans un bol de soupe. On a qu'une idée vague de la catastrophe qui est advenue avant notre arrivée et on en saura pas plus une fois le livre refermé. Néanmoins, le plus étonnant est peut-être qu'on se surprend à ne pas avoir envie d'en savoir plus. On sait seulement que le monde est mourant et qu'il nous faut suivre deux personnages anonymes en la compagnie desquels McCarthy nous place. Étrangement, cela nous suffit. On se satisfait de parcourir un monde à l'agonie en compagnie d'un père et de son fils, de souffrir en même qu'eux lorsqu'ils ont faim et froid. On partage le temps de quelques pages leur peur lorsqu'il faut échapper aux autres humains, devenus des bêtes (ont-ils jamais été plus que cela d'ailleurs). On admire leur capacité à se réjouir malgré le monde. Tout n'est plus que froid glacial, humidité constante, pénombre presque permanente et cendres, et alors ? Pour les survivants, il n'est plus question de passé, et le seul avenir qu'on est en mesure d'envisager est réduit à l'espace qui sépare l'instant présent de « tout à l'heure ». Dans ces conditions, rares sont ceux qui ont pu rester humains. Le monde n'est donc plus parcouru que par des cadavres en sursis et des hordes d'esclavagistes cannibales qui élèvent leurs femmes comme du bétail. Ainsi, la mort est une compagne de tous les instants que l'on apprend à ne plus craindre.

C'est dans ce décors qu'un homme quelconque tente de survivre tout en élevant son enfant. Survivre, oui, mais pourquoi ? se demandera le lecteur habitué à raisonner en terme de but. En effet, sans but à poursuivre la vie n'a aucun sens. Et si la vie n'a pas de sens à quoi bon la vivre ? Tout simplement en ne se posant plus la question. L'homme continue à vivre malgré tout, sans se pencher excessivement au dessus du gouffre de l'avenir. Et il semble que c'est ce qui le sauve de la folie et du suicide. Il n'est plus qu'une fonction de son enfant et c'est ce qui le sauve de lui-même.

Et l'enfant dans tout ça ? L'enfant est le dernier lien qui attache l'homme à la vie humaine. Il est celui qui rappelle naïvement que si la morale n'a plus de raison d'être dans un monde où les hommes ont cessés d'être des humains, au moins reste-t-il une éthique qui distingue les « gentils » et les « méchants ». L'enfant rappelle à l'homme son humanité perdue et c'est pourquoi il est aussi ce qui le sauve. Il est son garant : « S'il n'est pas la parole de Dieu, alors Dieu n'a jamais parlé ». L'enfant est le rappel vivant du fait qu'il y a des choses qui ne se font pas, qu'il reste du beau même au sein d'un monde à l'agonie.

Il s'agit d'un grand roman déterministe. On y rencontre pas les habituels individus libres et souverains mais on y fréquente des personnes dont l'état intérieur dépend complètement des conditions dans lesquelles ils évoluent. Au bord de l'inanition, l'homme et l'enfant n'envisagent plus que la mort, leurs perspectives sont plus que jamais restreintes. Et si l'homme réussit à déployer suffisamment de puissance pour finir par trouver de quoi les sauver tout les deux, ça n'est jamais que motivé par son rôle de fonction de l'enfant. Lorsqu'ils découvrent par hasard un bunker regorgeant de nourriture, leurs perspectives s'élargissent aussitôt et ils se sentent de nouveau puissants. Nul part on ne trouvera dans ce roman d'éloge de la « force intérieure ». Il s'agit plutôt d'un constat sans appel de l'état de servitude des hommes et de ce que l'on est jamais plus humain que lorsqu'on s'efforce de composer le mieux possible avec le vouloir qui nous veut. Car, si les hordes cannibales sont devenues ce qu'elles sont, des monstruosités, c'est à force de lutter contre le réel. Si ces individus en sont venus à élever leurs semblables comme du bétail et à dévorer leurs propres nouveaux-nés, c'est parce qu'ils n'ont jamais consenti se composer avec le réel.

Comment se fait-il que, dans une société qui n'a de cesse de valoriser l'espoir sous toutes ses formes, un roman qui dépouille presque sauvagement le réel de toute espérance ait reçu un tel accueil ? Dans les dernières pages de La beauté, Frédéric Schiffter nous donne quelques éléments utiles pour répondre à cette question : « Dans Le Principe de cruauté, Clément Rosset rappelle que cruor en latin, « d'où dérive crudelis (cruel), ainsi que crudus (cru, non digéré, indigeste), désigne la chair écorchée et sanglante ». Or, ajoute-t-il, « la réalité est cruelle et indigeste » dès lors qu'on la voit dépiautée – pénible expérience quand il s'agit d'une perception immédiate, mais plaisante expérience quand il s'agit d'une perception médiate. L'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité. En s'y inscrivant, et en nous offrant des visions, des aperçus, et même des agrandissements, il nous met, provisoirement, à distance d'elle, distance nécessaire pour en prendre connaissance. C'est en cela que la beauté entretient un rapport étroit avec le savoir et, par là avec la vérité – entendue comme la conformité de la pensée à la réalité. Les plus belles œuvres sont celles qui nous révèlent des vérités sur le monde et sur nous-mêmes, à commencer par ce qui nous arrive et nous attend de plus douloureux. » (La beauté, p. 119-120). La route est une de ces œuvres rares qui, par l'harmonie de leur forme et de leur fond, arrivent à montrer un fragment de la réalité crue de la condition humaine. En l'occurrence, elle montre la condition de l'homme hors de l'espoir, cette « joie inconstante née de l'idée d'une chose passée ou future de l'issue de laquelle nous doutons en quelque mesure » (Spinoza, Éthique, III). En tant que fiction, elle installe une distance suffisante pour que le lecteur puisse accéder brièvement au réel tel qu'il est, et qu'il se familiarise avec sa cruauté et avec ce que cela suscite en lui. Finalement, ce roman suggère même, nous semble-t-il, que c'est lorsqu'ils cessent d'espérer que les hommes sont réellement dignes et estimables (on pense ici aux derniers instants du père). On y rencontre donc des vérités précieuses à propos du monde, des hommes et de nous-mêmes (car les personnages ne sont que des archétypes que chacun peut investir à loisir). Par conséquent, on ne peut que recommander la lecture de cet excellent roman.


D'autres l'ont lu et en ont parlé : Gromovar, Guillaume, Cédric Ferrand, Tigger Lilly, Nebal, Arutha, Maëlig

5 commentaires:

  1. Très belle analyse d'un roman dont je n'ai pas aimé la sècheresse stylistique et que j'ai trouvé sublimé par l'adaptation cinéma.

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  2. Brillante analyse en effet. La route est un des livres les plus marquants que j'ai jamais lus.

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  3. Brillante analyse de ce chef-d'oeuvre. Merci. :)

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  4. Je n’ai ni lu le livre ni vu le film, mais le compte-rendu qui en est fait ici me donne furieuse envie de l’ajouter à ma liste de lectures !

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