Roger Camden l'a décidé,
il veut une petite fille. Mais l'homme d'affaire ne veut pas
n'importe quelle petite fille. Il lui faut ce que l'ingénierie
biologique peut produire de plus aboutit, il veut une enfant qui n'a
pas besoin de dormir. Il a de grands projets pour cette enfant. Il le
veut car il a les moyens de se l'offrir. Cependant, dame nature ne se
laisse pas dompter sans résister, et voilà la malheureuse Madame
Camden enceinte de jumelles, elle qui a été embarquée malgré elle
dans ce projet. Cependant, seule l'une des jumelles bénéficiera de
la précieuse amélioration génétique, l'autre sera désespérément
normale. Ainsi commence donc la vie de Leisha (la non-dormeuse) et
d'Alice (l'accident, la dormeuse).
Bien évidemment, la
« non-dormité » de Leisha va soulever de nombreux
problèmes. Individuellement d'abord : comment vivre avec le poids
accablant des ambitions paternelles sur les épaules ? Comment vivre
sa différence ? Surtout, que faire de son excellence intellectuelle
? Et puis, il faut aussi composer avec la collectivité : Leisha
doit-elle écouter son père et devenir une adepte de la théorie
libérale du grand Yagai, l'inventeur de la fusion froide ?
Doit-elle, comme on le lui a enseigné, axer son existence sur la
seule réussite personnelle, sur le culte de l'effort et la poursuite
effrénée de l'excellence ? Ou bien doit-elle tendre la main à ceux
qui n'ont pas les mêmes capacités qu'elle et travailler à leur
édification ? Et d'abord, est-ce que ces derniers accepteront cette
main tendue ou bien est-ce qu'ils se laisseront étouffer par le
ressentiment que leur inspirera immanquablement la supériorité des
non-dormeurs ? La solution libérale de la contractualisation
généralisée suffira-t-elle a créer une société où pourront
cohabiter pacifiquement dormeurs et non-dormeurs ?
On verra Leisha tiraillée
entre ce qu'elle espère et ce qu'est réellement le monde, entre le
devoir-être sur lequel elle a appris à tout miser et ce qui existe en fait, au-delà des espérances et des jolis édifices
idéologiques. Elle sera poussée, malgré elle, à contribuer à la
distinctions amis-ennemis par la pression des non-dormeurs qui se
sentent menacés et par la violence instinctive des dormeurs. Bien
qu'elle rêve d'une société ouverte où la minorité pourrait
s'intégrer à la majorité et la faire progresser, Leisha sera
progressivement contrainte de participer à l'édification d'une
société parallèle pour les non-dormeurs et, implicitement, à
renoncer à ses idéaux égalitaristes. Le modèle contractualiste
que défend Leisha sera petit à petit dépouillé de ses artifices
sous son regard médusé et il sera finalement exposé comme ce qu'il
est : une fiction réconfortante mais sans rapport avec le réel.
Dans L'une rêve,
l'autre pas, Nancy Kress donne l'occasion à ses lecteurs de
jeter un regard critique sur des thèmes éminemment contemporains.
Elle questionne sans concession le fameux désir d'enfant, si présent
sous nos latitudes. Elle l'articule génialement avec le problème
économique et (donc) social que pose la médicalisation de plus en
plus envahissante de cette facette de la condition humaine. Elle pointe
du doigt la place des femmes dans cette aventure. C'est avec une
adresse peu commune qu'elle met à nu le squelette de la doxa
individualiste-subjectiviste. Elle fait un usage réellement
intéressant de la fiction pour donner à voir les conséquences de
la logique de la doctrine du sujet autonome et souverain lorsqu'elle
est pleinement développée. On regrettera peut-être que Kress
n'arrive à dégager une alternative aux problèmes qu'elle soulève
qu'à la toute fin du récit et d'une manière presque précipitée.
Cela aurait mérité un développement plus détaillé. En effet, ça
n'est pas rien de proposer une alternative au modèle dominant d'une
époque et cela aurait nécessité plus que les quelques paragraphes
qui y sont consacrés à la fin du récit. Son « écologie de
l'échange » valait largement mieux que ça.
Ainsi, c'est donc une
belle et bonne nouvelle que nous propose Nancy Kress avec L'une
rêve, l'autre pas. Le récit est adroitement rythmé, les
dialogues sont presque toujours à propos et la thèse est plus
qu'intéressante. Simplement, on ne peut que regretter que l'auteur
n'ait pas approfondi l'alternative qu'elle ne fait qu'effleurer en
fin de récit. Quoi qu'il en soit, Nancy Kress est clairement une
figure à suivre dans le « petit monde » de la SF.
Nancy Kress, L'une
rêve, l'autre pas.
Pas mieux
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