dimanche 3 mars 2013

L'une rêve, l'autre pas



Roger Camden l'a décidé, il veut une petite fille. Mais l'homme d'affaire ne veut pas n'importe quelle petite fille. Il lui faut ce que l'ingénierie biologique peut produire de plus aboutit, il veut une enfant qui n'a pas besoin de dormir. Il a de grands projets pour cette enfant. Il le veut car il a les moyens de se l'offrir. Cependant, dame nature ne se laisse pas dompter sans résister, et voilà la malheureuse Madame Camden enceinte de jumelles, elle qui a été embarquée malgré elle dans ce projet. Cependant, seule l'une des jumelles bénéficiera de la précieuse amélioration génétique, l'autre sera désespérément normale. Ainsi commence donc la vie de Leisha (la non-dormeuse) et d'Alice (l'accident, la dormeuse).

Bien évidemment, la « non-dormité » de Leisha va soulever de nombreux problèmes. Individuellement d'abord : comment vivre avec le poids accablant des ambitions paternelles sur les épaules ? Comment vivre sa différence ? Surtout, que faire de son excellence intellectuelle ? Et puis, il faut aussi composer avec la collectivité : Leisha doit-elle écouter son père et devenir une adepte de la théorie libérale du grand Yagai, l'inventeur de la fusion froide ? Doit-elle, comme on le lui a enseigné, axer son existence sur la seule réussite personnelle, sur le culte de l'effort et la poursuite effrénée de l'excellence ? Ou bien doit-elle tendre la main à ceux qui n'ont pas les mêmes capacités qu'elle et travailler à leur édification ? Et d'abord, est-ce que ces derniers accepteront cette main tendue ou bien est-ce qu'ils se laisseront étouffer par le ressentiment que leur inspirera immanquablement la supériorité des non-dormeurs ? La solution libérale de la contractualisation généralisée suffira-t-elle a créer une société où pourront cohabiter pacifiquement dormeurs et non-dormeurs ?

On verra Leisha tiraillée entre ce qu'elle espère et ce qu'est réellement le monde, entre le devoir-être sur lequel elle a appris à tout miser et ce qui existe en fait, au-delà des espérances et des jolis édifices idéologiques. Elle sera poussée, malgré elle, à contribuer à la distinctions amis-ennemis par la pression des non-dormeurs qui se sentent menacés et par la violence instinctive des dormeurs. Bien qu'elle rêve d'une société ouverte où la minorité pourrait s'intégrer à la majorité et la faire progresser, Leisha sera progressivement contrainte de participer à l'édification d'une société parallèle pour les non-dormeurs et, implicitement, à renoncer à ses idéaux égalitaristes. Le modèle contractualiste que défend Leisha sera petit à petit dépouillé de ses artifices sous son regard médusé et il sera finalement exposé comme ce qu'il est : une fiction réconfortante mais sans rapport avec le réel.

Dans L'une rêve, l'autre pas, Nancy Kress donne l'occasion à ses lecteurs de jeter un regard critique sur des thèmes éminemment contemporains. Elle questionne sans concession le fameux désir d'enfant, si présent sous nos latitudes. Elle l'articule génialement avec le problème économique et (donc) social que pose la médicalisation de plus en plus envahissante de cette facette de la condition humaine. Elle pointe du doigt la place des femmes dans cette aventure. C'est avec une adresse peu commune qu'elle met à nu le squelette de la doxa individualiste-subjectiviste. Elle fait un usage réellement intéressant de la fiction pour donner à voir les conséquences de la logique de la doctrine du sujet autonome et souverain lorsqu'elle est pleinement développée. On regrettera peut-être que Kress n'arrive à dégager une alternative aux problèmes qu'elle soulève qu'à la toute fin du récit et d'une manière presque précipitée. Cela aurait mérité un développement plus détaillé. En effet, ça n'est pas rien de proposer une alternative au modèle dominant d'une époque et cela aurait nécessité plus que les quelques paragraphes qui y sont consacrés à la fin du récit. Son « écologie de l'échange » valait largement mieux que ça.

Ainsi, c'est donc une belle et bonne nouvelle que nous propose Nancy Kress avec L'une rêve, l'autre pas. Le récit est adroitement rythmé, les dialogues sont presque toujours à propos et la thèse est plus qu'intéressante. Simplement, on ne peut que regretter que l'auteur n'ait pas approfondi l'alternative qu'elle ne fait qu'effleurer en fin de récit. Quoi qu'il en soit, Nancy Kress est clairement une figure à suivre dans le « petit monde » de la SF.

Nancy Kress, L'une rêve, l'autre pas.

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