vendredi 22 mars 2013

De l'intérêt d'être cruel #2




« Si l'incertitude est cruelle, c'est que le besoin de certitude est pressant et apparemment indéracinable chez la plupart des hommes. On touche ici à un point assez mystérieux et en tout cas non encore élucidé de la nature humaine : l'intolérance à l'incertitude, intolérance telle qu'elle entraîne beaucoup d'hommes à souffrir les pires et les plus réels des maux en échange de l'espoir, si vague soit-il d'un rien de certitude. Ainsi le martyr, incapable qu'il est d'établir et même seulement de définir la vérité dont il se prétend certain, se résout-il à en témoigner, comme l'indique l'étymologie du mot martyr, par l'exhibition de sa souffrance : « je souffre, donc j'ai raison », – comme si l'épreuve de la souffrance suffisait à valider la pensée, ou plutôt l'absence de pensée, au nom de laquelle le martyr-témoin se dit prêt à souffrir et mourir. Cette confusion de la cause à laquelle il se sacrifie explique incidemment le caractère toujours insatiable de l'amateur de souffrance (alors qu'il arrive à l'amateur de plaisir d'être comblé) : aucune cause n'étant véritablement en vue, aucune souffrance ne réussira vraiment à l'établir , si fort et si longtemps que l'on vous frappe. D'où la surenchère au supplice, qu'évoquent de manière drolatique A. Aymard et J. Auboyer : « Il y a une psychologie du martyre et elle est éternelle. (…) Aussi y eut-il même des volontaires du martyre, comme ces chrétiens d'Asie qui, sous Commode, se présentèrent si nombreux au proconsul que celui-ci, après avoir prononcé quelques condamnations, le refoula en les invitant à recourir aux cordes et aux précipices ». On ne peut que louer le libéralisme de ce proconsul qui, dans l'incapacité où il se trouve de satisfaire tout le monde, consent toutefois, par charité et dans la mesure de ses moyens, à supplicier au moins quelques-uns des suppliants. »

Clément Rosset, Le principe de cruauté (p. 44-45)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire