samedi 30 mars 2013

Le pharisaïsme des temps modernes


Résistons à l'assourdissant discours des privilégiés !

En ce moment, il m'arrive de croiser ici et là des gens qui se décrivent eux-mêmes comme des féministes. Souvent, en les lisant ou en les écoutant, ma taquinerie reprend le dessus et je ne peux m'empêcher de pointer du doigt les nombreux problèmes que pose leur idéologie. Or, malheureux que je suis, j'avais oublié que je suis un mâle. Monumentale erreur ! Amis hommes, sachez donc que quoi que vous disiez, vous avez tort par avance. Ou, tout du moins, vôtre parole ne vaut pas grand chose. Pourquoi ? Mais voyons, parce que vous n'êtes que des privilégiés.

Le raisonnement (ou plutôt le mantra) est le suivant : nous vivons dans une société patriarcale où les hommes oppriment systématiquement les femmes, les hommes sont donc en position privilégiée partout et tout le temps au sein de la société. Or les hommes ne sont globalement pas conscients de leurs privilèges. Il faut donc leur expliquer qu'en raison de leur position, ils ne peuvent pas aborder certains thèmes, car les malheureux sont définitivement aveugles à l'oppression qui s'exerce à travers eux et qui structure forcément leur discours.

Ainsi, au cours d'une conversation, votre interlocutrice vous lancera-t-elle tôt ou tard que votre propos est extrêmement violent après que vous lui ayez dit que traiter son interlocuteur de dominant et d'ignorant chaque fois qu'on s'adresse à lui a quelque chose d'extrêmement facile et surtout de profondément réductionniste. Si vous n'acceptez pas de penser et de parler à partir des catégories féministes, c'est que vous êtes nécessairement un affreux masculiniste fière de ses privilèges et ignorant des vérités découvertes par la théorie féministe.

Or, c'est peut-être certains postulats de cette théorie qui posent problème. Par exemple, prendre pour prétexte la représentation que le féminisme donne des hommes pour ne pas avoir à discuter les objections d'un interlocuteur particulier est un raisonnement fallacieux. Je me représente mon interlocuteur comme occupant une place de privilégié au sein de la société (c'est un homme blanc et occidental, il a donc droit à certains privilèges au sein de la société, à des facilité d'accès desquelles d'autres catégories de citoyens sont privés), je peux donc en conclure que ses raisonnements sont biaisés et qu'ils confirment justement le fait qu'il est un privilégié. Il s'agit d'un magnifique argument circulaire. Notre interlocuteur est un privilégié et il tient donc ce discours, et s'il tient ce discours, c'est bien qu'il est privilégié. CQFD...

Certes, un certain nombre de mâles se trouvent être des demeurés qui ne voient dans une femme qu'un objet de désirs sexuels. Pour autant, est-ce que cela suffit à en déduire que si je parle à un homme, alors il s'agit nécessairement d'un de ces demeurés ? Dois-je en conclure que s'il existe incontestablement une représentation discutable des femmes et de leur place dans la société chez certains hommes et qu'il existe encore certains traitement inéquitables vis-à-vis des femmes, alors tous les hommes doivent être envisagés comme responsables et participants de cet état de chose ? Il s'agirait sans doute d'une déduction erronée puisque cela reviendrait à prétendre que les caractéristiques et les convictions de certains membres d'un groupe donné caractérisent tous les membres de ce groupe. On sait que les choses sont beaucoup plus subtiles que ça.

Autre problème : d'une certaine violence exercée contre certaines femmes, on déduit non seulement que la société entière justifient ces violences, mais aussi qu'elle les encourage. Dès lors, on en vient à passer directement d'un constat de ce qui est (il existe des violences) à ce qui doit être (les hommes ne doivent plus pouvoir discuter de certaines questions car ils participent plus ou moins volontairement à perpétuer les conditions favorables à la violence) sans vraiment fournir d'autre explications que l'argument de l'évidence et la logique du martyr (« je souffre donc j'ai raison ! »). Ainsi voit-on aujourd'hui fleurir dans la sphère féministe toute sorte de généralisations abusives comme la culture du viol (« Certaines femmes ont été victimes de violences sexuelles, or les coupables semblent avoir été excusés et leur crime justifié, une culture du viol sévit donc dans nos sociétés ») et d'autres concepts qui commettent l'erreur grossière de présupposer les causes en se basant entièrement sur une certaine représentation des effets. Cependant, on peut comprendre que la déploration est une posture confortable puisqu'elle consiste seulement à maudire des effets, mais jamais à s'en prendre aux causes (structurelles et socio-économiques) et à leurs fondements philosophiques (une certaine idée de la liberté, de la société et de l'individu).

Au fond, on trouve dans le féminisme radical tel qu'il se développe actuellement certains traits fort problématiques. Il y a d'abord cette sorte de désir de pouvoir contrôler les comportements d'autrui. Derrière ce désir, il y a un incapacité caractérisée à accepter qu'il y a du donné en ce monde, c'est-à-dire des choses qui échappe au pouvoir de la volonté individuelle. La sottise et l'arriération de certains individus en fait partie. Et ça n'est pas en radicalisant son propos et en refusant la discutions que ces individus disparaîtront pour autant. Ce genre de comportement ne se changent pas sur un libre décret de la volonté, surtout lorsque cette volonté ne consiste qu'en un moralisme mal dissimulé. Si les mœurs de certains mâles sont objectivement nuisibles, ça n'est pas en appelant à la responsabilité individuelle ou à la pénitence des dits individus que quoi que ce soit changera. On aura fait que démontrer que le discours féministe n'est qu'un prétexte pour exprimer un ressentiment tenace, une passion vengeresse et un puissant désir de punition.

Se construire en « opposition à... » est de toute façon contestable en soi. Il s'agit d'une démarche que Philippe Muray avait déjà très bien décrit : « Il existait des formules, autrefois, pour désigner les vertueux de profession : pharisiens, sépulcres blanchis. Le pharisaïsme consiste à tenir le mal en si haute estime que l'on consacrera tout son temps, ses jours, ses nuits, son énergie à lutter contre lui dans un corps à corps fasciné, fervent ». Le féminisme radical et ses nombreuses prétentions normatives constituent le pharisaïsme des temps modernes.

13 commentaires:

  1. Il y a du donné dans le monde. Qui s'en souvient quand on parle de la PMA pour les couples de même sexe ?

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    1. Je pense qu'on a tous tendance à l'oublier par moment. Mais lorsqu'on prétend faire de cette idée folle le fondement des institutions d'une société entière, alors c'est qu'il y a un gros problème. Cependant, comme l'ont remarqué nombre d'esprits clairvoyants, il est dans la nature humaine de désirer à la fois une chose et son contraire, même si cela implique ce geste pathologique qui consiste à refuser d'approuver le réel.

      En même temps, d'après ce que j'ai pu voir, le sujet suscite toujours des divisions au sein de la sphère féministe. Le seuil critique où la question ne fera plus débat n'a pas encore été atteint.

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  2. "Ainsi voit-on aujourd'hui fleurir dans la sphère féministe toute sorte de généralisations abusives comme la culture du viol"

    N'aurait-il pas mieux fallu parler de "blogosphère" plus précisément ? Il me semble que c'est dans cette sphère médiatique que tu as trouvé le plus d'arguments à ton billet.

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    1. J'ai entendu pour ma part cet espèce "d'engouement" pour "la culture du viol" sur les médias traditionnels, mais c'est vrai qu'avec la blogosphère ça a pris une ampleur qui relève du ... pénible.

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  3. Certes, c'est un "argument" qui est relayé par la blogosphère féministe. Mais les protagonistes de cette blogosphère reprennent le "concept" de "rape culture" à des théoriciennes très populaires au sein du féminisme radical. Donc, non, il ne s'agit pas d'une généralisation fautive.

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  4. Ne commettez vous pas la même erreur en attribuant les errements d'un sous-ensemble des féministes à la totalité des féministes ? voire même à la pensée féministe.

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    1. Bien évidemment, j'exagère peut-être un peu le trait pour faire ressortir les points qui me paraissent problématiques. Le féminisme n'est pas réductible à ses branches radicales, certes, mais il me semble important de remarquer qu'il partage avec ces branches une logique commune et que c'est précisément cette logique qui pose problème et qu'il faut interroger.

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    2. Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris, mais cette logique commune est-elle celle que vous décrivez dans ce paragraphe :

      "Le raisonnement (ou plutôt le mantra) est le suivant : nous vivons dans une société patriarcale où les hommes oppriment systématiquement les femmes, les hommes sont donc en position privilégiée partout et tout le temps au sein de la société. Or les hommes ne sont globalement pas conscients de leurs privilèges. Il faut donc leur expliquer qu'en raison de leur position, ils ne peuvent pas aborder certains thèmes, car les malheureux sont définitivement aveugles à l'oppression qui s'exerce à travers eux et qui structure forcément leur discours."

      ?

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    3. Ce que vous citez n'est pas une caractéristique présente dans tous les mouvements féministes. En revanche, le militantisme féministe implique une conception progressiste qui me paraît extrêmement discutable.
      Ceci ne veut pas dire que l'effort qui consiste à faire reculer certains comportements injustifiables doit être rejeté en bloc, loin de là. Simplement, on a le sentiment que l'opposition à une certaine morale aboutit à la production d'un discours encore plus moraliste, dont certains présupposés sont très contestables.

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    4. Alors nous sommes presque d'accord. Il se peut que certaines formes d'expression prennent une allure trop polémique, voire franchement violente (mais quelle est leur part dans la production totale ?...) dans ses réclamations normatives. Mais tout de même, d'autres discours sont résolument positifs. Par exemple, affirmer le patriarcat et en décrire les diverses manifestations (taux d'emploi des femmes, inégalités salariales, représentations publicitaires, etc ...) ne me semblent pas pâtir de cet aspect. Il est vrai que, mû peut-être par un excès de zèle, il soit facile de condamner trop hâtivement une situation particulière qui ne relève pas des cas étudiés, sauf dans ces traits les plus grossiers. Je reste convaincu cependant du poids relativement faible de ces erreurs dans la production de la pensée féministe, et je dirais (au conditionnel car je ne saurais le démontrer clairement) que ce poids est justement surreprésenté dans la diffusion de la pensée féministe opérée par les médias de masse.

      Pour conclure, je distinguerai deux étapes dans l'étude de la pensée féministe. Je privilégierais l'étude du "comment" en premier lieu, i.e., comment s'organisent les différentes entités révélées par la théorie féministe. Ensuite, et c'est résolument la partie la plus difficile, expliciter les moyens par lesquels des actions sont possibles, i.e., des règles normatives. Il me semble que votre article montre que ce deuxième point est effectivement difficile. Mais si j'ai souhaité le commenter, c'est pour justifier aux yeux d'autres lecteurs (qui nous liraient :) ) l'intérêt du premier point.

      Merci en tout cas d'avoir pris le temps de me répondre. Bonne soirée :)

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  5. Merci pour cette critique édifiante.

    Bonne soirée et bonne continuation.

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  6. On en avait pas mal... twitté déjà et c'est vrai que je suis assez d'accord avec cet article. Mais je pense qu'il faut être plus agressif et corrosif en montrant clairement que le syndrome du martyr est leur arme de prédilection, elles prennent un canon pour tuer des mouches et c'est agaçant quand on se place dans la situation de ces femmes qui elles, vraies martyres, se voient priver de cette arme qui leur reviendrait "de droit" par des femmes occidentales qui n'ont qu'un aperçu savamment dilué de la souffrance.

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  7. Un peu d'humour :)

    http://www.bbc.com/travel/blog/20130329-londons-first-female-only-club

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